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— Mé, a zo ama’nem-laket
C’hortoz he éné da zonet.


Et toi, loup, que tiens-tu ici ? — Je tiens son cœur, qui était aussi cruel que le mien. — Et toi, dis-moi, vipère, que fais-tu là cachée dans le coin de ses lèvres ? — Moi, je me suis cachée là pour attendre ton âme au passage…


Une montagne d’eau, s’élevant avec un bruit formidable, fondit sur la chaloupe et la submergea. Ewen se sentit tournoyer et descendre dans l’abîme.


CHAPITRE II.

Le manoir de Treff-Hartlog.


La côte occidentale de Bretagne qui s’étend depuis Brest jusqu’à Nantes est aride, sauvage ; son aspect effrayant et grandiose. Entre les pointes de Karnarvan et le bec du Raz, se creuse une baie si funeste, qu’elle a reçu le nom de la Baie des Trépassés. Un peu plus loin se trouvent le Raz des Agonisants et la Pierre des Morts. Ces noms sinistres prouvent combien est dangereuse la navigation de ces parages, presque toujours battus par les vents d’ouest et par des lames furieuses. La scène lugubre que nous venons de raconter s’était passée non loin de ces récifs. Çà et là, sur la cime des rochers énormes qui bordent cette partie du littoral armoricain, quelques vieux manoirs bretons dressent encore leurs murailles de granit et leurs toits aigus. Non loin du petit bourg de Saint-Michel, dominant la baie des Trépassés, existait, nous l’avons dit, le château de Treff-Hartlog, antique propriété de la maison baroniale de Ker-Ellio, l’une des plus considérées de la Bretagne.

On ne pouvait comprendre par quel singulier caprice les fondateurs de Treff-Hartlog avaient bâti ce manoir dans une position si sauvage, si solitaire. Les murs de granit massif semblaient faire partie de la roche ; ils en avaient la couleur noirâtre, les aspérités couvertes de mousse fauve, les contours polis et usés par le temps. Le corps de logis principal s’élevait au fond d’une cour ornée de buis et de houx autrefois symétriquement taillés, mais alors abandonnés à eux-mêmes. L’aile gauche aboutissait à une tour assez élevée et presque entièrement cachée sous les rameaux d’un lierre séculaire ; l’aile droite avait été depuis longtemps détruite. De ce côté, l’édifice s’élevait perpendiculairement au-dessus de la mer. En nivelant à trois pieds du sol de la cour intérieure les assises de l’aile détruite, on avait formé une espèce de terrasse d’où l’on découvrait le chenal étroit qui sépare la baie des Trépassés de l’île de Sein, et au loin, à l’extrême horizon, l’Océan.

Les métairies dépendantes de Treff-Hartlog pointaient çà et là dans la plaine, au milieu de bouquets de chênes verts ; ces fraîches oasis rompaient la monotonie sauvage de landes immenses et désertes qui s’étendaient à perte de vue. Ewen de Ker-Ellio avait quitté Treff-Hartlog dans la matinée pour faire une excursion en mer avec Mor-Nader, le pilote de l’île de Sein. Nous avons vu la funeste issue de cette navigation. Mais on l’ignorait au manoir. On était dans le courant de novembre 1838 ; le jour sombre, brumeux, commençait à baisser ; un grand feu de hêtre flambait dans la haute cheminée de la cuisine du château. Un peintre flamand aurait trouvé un excellent sujet d’étude dans la scène que nous allons tenter de reproduire.

Une seule croisée, longue, étroite, à petits carreaux verdâtres enchâssés dans du plomb, éclairait cette vaste pièce recrépie à la chaux. Les murailles étaient si épaisses, que, dans la profonde embrasure de la croisée, ou avait pu placer une table, un petit bahut de noyer bien luisant et un vieux fauteuil de cuir à haut dossier. Assise dans ce fauteuil, la vieille Ann-Jann, nourrice d’Ewen de Ker-Ellio, filait sa quenouille en fumant sa pipe de terre blanche, selon l’habitude de beaucoup de compatriotes de l’Armorique. Le jour baissait beaucoup ; excepté la silhouette lumineuse qui découpait le profil caractérisé d’Ann-Jann sur le fond transparent du vitrail, tout le reste de sa figure était dans l’ombre. Ann-Jann portait une coiffe bien blanche et bien serrée autour de son front ridé ; la coupe de son corsage de drap bleu à boutons d’argent et de sa jupe de grosse étoffe de laine brune bordée d’écarlate n’avait pas varié depuis quarante ans.

L’obscurité, envahissant de plus en plus la cuisine, luttait avec les vives lueurs du foyer qui tremblaient sur les dalles de granit et coloraient de reflets rougeâtres une table de chêne massive, un dressoir rempli de vaisselle de faïence et d’étain tenue avec une scrupuleuse propreté. Quelques naïves gravures sur bois grossièrement enluminées, attachées aux murs par quatre clous, offraient les portraits des saints protecteurs de la Bretagne, saint Guehenoc, saint Hennok, saint Goulvenn. De toutes ces gravures, la plus grande, la plus soigneusement coloriée, représentait la chapelle de Falgoat, si fameuse par l’ermitage de Salëun. Dans une sorte d’auréole, on voyait cet enfant béatifié ; on lisait au-dessous de l’image ces charmantes paroles d’Albert le Grand :

« Quand Salëun alloit à l’aumosne en la ville de Lesneven ou ès-environ, il n’opportunoit les personnes que de deux ou trois petites paroles ; car aux portes il disoit : Ave Maria ; avec ces mots en langage breton : Salëun a depri bara, c’est-à-dire, Saléun mangeroit bien du pain (s’il en avoit) ; et puis après il prenoit ce qu’on luy donnoit, et se retiroit tout bellement à son petit ermitage, auprès de sa fontaine, où il prenoit son repas de gros pain bis trempé dans l’eau froide.

« Lorsqu’il geloit à pierre fendre, le petit Salëun, n’ayant pour tout vestement qu’une pauvre robe rapetassée, pour s’échauffer un peu et modérer le froid, montoit en un arbre, prenoit en chaque main une branche d’icelui, et il voltigeoit et se berçoit, chantant à haute voix : Ô Maria ! ô Maria ! Lorsqu’il mourut, on trouva un beau lys frais et odoriférant miraculeusement poussé sur son tombeau, portant escrits sur ses feuilles blanches, en lettres d’or, ces mots que disoit toujours le petit Salëun : Ô Maria ! »

Nous n’avons pu résister au plaisir de citer ce passage d’une des plus gracieuses légendes de l’antique Armorique ; et puis Ann-Jann avait une dévotion particulière à la chapelle du Falgoat, dédiée au petit Salëun : elle avait fait un vœu à ce saint pendant l’enfance d’Ewen de Ker-Ellio.

Le vent sifflait et ébranlait la fenêtre de la cuisine du vieux manoir ; de violentes rafales de pluie et de grêle fouettaient les vitres ; on entendait au loin gronder l’Océan.

Ann-Jann avait regardé plusieurs fois par la fenêtre avec inquiétude ; elle se leva tout à coup, posa sa quenouille sur la table, et dit en bas-breton à un personnage jusqu’alors invisible :

— Lès-en-Goch, Lès-en-Goch, quel temps pour mon mab-meïbrin[1] ! — Vent et pluie ! le pen-kan-guer[2] a vu des temps plus mauvais dans la forêt du Menez-Chom, répondit le mari d’Ann-Jann sans changer d’attitude.

Lès-en-Goch était un autre type de cette vieille race bretonne-bretonnante, forte et dure comme les rochers de l’Armorique ; race loyale et religieuse, opiniâtre et dévouée, fidèle et brave, intelligente et silencieuse.

Assis sous le manteau de la cheminée, Lès-en-Goch fumait sa pipe dans une attitude méditative. La lueur du foyer éclairait sa figure hâlée par le soleil, tannée par l’âcreté du vent marin ; ses longs cheveux noirs grisonnaient à peine, quoiqu’il eût cinquante ans passés ; sa taille était moyenne, svelte et vigoureuse ; son front carré, sa mâchoire saillante, ses orbites profondes, son nez un peu recourbé, ses yeux bruns et perçants ; sa physionomie grave, pensive, mélancolique, annonçait l’habitude de la réflexion. Sa jambe droite croisée sur sa jambe gauche, le dos courbé, son coude appuyé sur son genou, son menton posé dans la paume de sa main, il fumait lentement sa pipe. Sa longue veste, ses larges braies, ses grandes guêtres de grosse toile blanc jaunâtre dessinaient d’une manière pittoresque son attitude sur l’âtre noir de l’immense cheminée.

Un grand chien-loup à pelage fauve, à tête effilée, à oreilles droites et pointues, gravement assis sur son train de derrière, semblait jouir de la chaleur du feu, et de temps à autre balayait les dalles du foyer par une oscillation de sa longue queue.

Enfin, pour ne rien oublier dans le portrait du mari d’Ann-Jann, Lès-en-Goch portait au col plusieurs reliques suspendues à un lacet de cuir ; sa figure était presque imberbe, quoiqu’elle eût un caractère énergique : une profonde cicatrice sillonnait son front et sa joue. Il portait un grand chapeau de forme basse, ronde, et à larges bords ; une ceinture de laine rouge et des sabots énormes.

— Quelle pluie, quelle pluie ! reprit Ann-Jann. Pourquoi le maître a-t-il voulu sortir par un temps pareil ? Ah ! Lès-en-Goch ! je ne sais, mais depuis quelque temps notre Ewen n’est plus comme il était autrefois. Non pas que la bonté, la douceur ou la charité lui manquent, Jésus, mon Dieu ! mais il est si triste ! Qui peut le rendre ainsi triste, Lès-en-Goch ?

Le vieux Breton ne répondit rien ; seulement il attira plus précipitamment la fumée de sa pipe.

— Vous ne me répondez pas, Lès-en-Goch ! Hélas ! je le vois, cela vous a aussi frappé ! Mais, Jésus ! quel temps, quel temps ! Entendez-vous la mer, comme elle mugit ! ajouta Ann-Jann en jetant une grosse bûche au feu. Mon mab-meïbrin est sorti depuis ce matin, et il n’a pas cessé de pleuvoir ; qu’il trouve au moins de quoi se sécher en rentrant. — Le pen-kan-guer est endurci ; quand il couchait sur la terre, dans les bois, il ne s’éveillait pas toujours à la première décharge des soldats qui nous traquaient comme une bande de loups des montagnes d’Arrèz. Alors, il n’était pas triste. — Parlerez-vous donc toujours de ce temps, Lès-en-Goch ? dit Ann-Jann d’un ton de reproche. Notre Ewen n’a-t-il pas été blessé dans cette guerre ! Ne l’avez-vous pas été, et, comme lui, condamné à mourir ; et heureusement, comme lui, pardonné il y a deux ans ! Pendant quinze mois qu’a duré la chouannerie, chaque jour, après avoir été prier Dieu et nos bons saints de Bretagne à l’église de Saint-Michel, je revenais ici, à cette place où je suis, je m’enveloppais la tête dans mon tablier et je pleurais sur mon mab-meïbrin et sur vous, Lès-en-Goch. — Alors le pen-kan-guer était plus heureux que maintenant ; il n’avait d’autre abri que les forêts, il fallait se battre chaque jour ; et le pen-kan-guer allait gaiement le premier à l’attaque. — Pour-

  1. Nourrisson : terme d’affectueuse familiarité, employé par les nourrices devenues vieilles envers les enfants qu’elles ont élevés.
  2. Capitaine, chef de bande.