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ses bras robustes sont nus ; l’expression de son visage est farouche ; ses yeux ronds et gris étincellent d’un délire sauvage. Sa voix caverneuse, mais retentissante, domine le sifflement de la tempête, domine le fracas des vagues. L’exaltation de son esprit croît avec le péril : il chante, dans le dialecte de Cornouaille, avec un accent rauque et guttural, ces paroles d’un sens étrange et sinistre :


Evid aoun mé nam euz ket,
Meuz ked aoun da vout lazet ;
Evid aoun mé nam euz ket ;
Amzer awaléh ez-onn-mé bet.


Ce n’est pas que j’aie peur, je n’ai pas peur de mourir ; ce n’est pas que j’aie peur, assez longtemps j’ai vécu.


L’autre homme, assis à la proue, est jeune, il se nomme Ewen de Ker-Ellio. Ewen de Ker-Ellio est le maître du vieux château de Treff-Hartlog, qui dresse ses toits aigus et ses murailles de granit là-bas, là-bas, à deux lieues dans la brume, sur la cime solitaire des Roches-Noires. Ce manoir domine la baie des Trépassés et le Raz des Agonisants[1].

Ewen est jeune ; ses cheveux bruns flottent au gré du vent, ses traits sont mâles et rudes, son regard ne peut se détacher de celui du vieillard. Ewen écoute les chants bizarres de Mor-Nader avec une curiosité mêlée d’effroi. Quelquefois un triste et doux sourire tempère l’âpreté de sa physionomie.

Le pilote a terminé la première strophe de sa lugubre chanson. Ewen lui dit, dans le même dialecte de Cornouaille :

— Tu m’as annoncé que l’heure approchait où je saurais ma destinée. Ma raison me dit que tu ne sais pas ce que les autres hommes ignorent ; elle me dit que tu te joues de moi ; elle me dit que tu me trompes, et pourtant je suis assez faible pour attendre tes paroles avec angoisse. Pourquoi m’as-tu annoncé qu’en mer seulement tu pourrais me prédire l’avenir ? Parle, parle ; la tempête approche ; bientôt nous n’aurons à songer qu’à la manœuvre de cette barque, si nous ne voulons pas périr.

Mor-Nader continua de chanter, comme si son chant devait répondre aux questions d’Ewen de Ker-Ellio.


Deuz fors pétra a chaorvézo ;
Pez a zo dléet a vézo ;
Red è d’aun holl mervel tar gwes,
Kent évid arzao eun-divez.


Peu importe ce qui arrivera, ce qui doit être sera ; il faut que tous meurent trois fois avant de se reposer enfin.


— Est-ce donc une mort prochaine que tu m’annonces ? s’écria Ewen. — Que t’importe ? ne suis-je pas un fourbe ? reprit le vieillard avec une sombre ironie. — Parle, parle ! — Non, non, je suis un menteur ; non, non, je ne sais pas voir sur le front d’un homme le signe de sa mort prochaine ! — Parleras-tu ! — Quand je te dirais : Ewen de Ker-Ellio, fais ta prière, dans un instant la mer t’aura englouti, à quoi bon ? tu ne me croirais pas ! J’aime mieux le dire : Ewen, tu auras une longue, une heureuse vie ; tu auras une femme douce et bonne comme une colombe, tu verras les jeux des enfants de tes enfants…

Et le vieillard poussa un éclat de rire sauvage.

Le jeune homme commença de regarder le pilote avec effroi ; il le crut sous l’influence d’un moment de folie ; il regretta trop tard de s’être mis à la merci de cet homme.

— Que veux-tu dire, Mor-Nader ? Si quelque danger me menace, explique-toi ! — Dans quel mois est mort ton grand-père, Ewen de Ker-Ellio ? s’écria tout à coup le vieillard d’une voix terrible. — Dans le mois noir[2], reprit Ewen. — Dans quel mois est mort ton père, Ewen de Ker-Ellio ? — Dans le mois noir, dans le mois noir, dit Ewen, tremblant malgré lui. — Et dans quel mois sommes-nous, Ewen de Ker-Ellio ? — Dans le mois noir, répondit Ewen à voix basse. Puis il s’écria : Pilote, pilote, prends garde, évite cette lame ! Malédiction ! tu veux donc nous faire noyer ? Tu veux donc…

Ewen ne put achever ; une lame monstrueuse coucha la chaloupe presque sur le flanc, et la remplit d’eau presque entièrement. Mor-Nader n’avait pas quitté le gouvernail ; le front haut, l’œil ardent, insouciant du danger, il était en proie à une terrible hallucination.

— Encore une lame pareille, s’écria Ewen, et demain on retrouvera nos corps sur la grève. — Oui, oui, on retrouvera ton corps glacé sur la grève ; de pâles varechs ceindront tes cheveux humides. Ce sera ta couronne funéraire ! dit le vieillard. Si tu dois mourir tout à l’heure, tu mourras tout à l’heure ; le mois noir est le mois noir.

Et Mor-Nader continua son chant d’une voix plus éclatante encore :


Mé wel as mor varch ônep tont,
Ken a gren aot gant ar spont,
Hen ken gwenn ewid and erc’h gann,
Enn hé benn kerno a argant.


Je vois le cheval de mer venir à ma rencontre, il fait trembler le rivage d’épouvante, il est aussi blanc que la neige brillante, il porte au front des cornes d’argent.


Mor-Nader avait presque abandonné le gouvernail. Une seconde lame, plus furieuse que la première, faillit faire chavirer la chaloupe. Ewen, à demi renversé par le choc, se releva, et, menaçant le vieillard :

— Veux-tu donc me faire périr ici, misérable ? Oh ! malheur, malheur ! Pourquoi suis-je venu avec cet insensé ? — Non, non ! reprit le pilote avec la même ironie, je suis un fourbe ! Non, je n’entends pas sonner dans les airs les funérailles mystérieuses de ceux qui vont mourir ! Non, je ne vois pas la main de la mort s’abaisser, s’abaisser sur leurs fronts ! Ewen de Ker-Ellio, diras-tu que je suis un fourbe lorsqu’en t’engouffrant dans la profondeur des vagues tu les entendras tonner en se refermant sur toi ? Ewen de Ker-Ellio, vois-tu, aux dernières lueurs du crépuscule, là-bas, là-bas, cette énorme lame noire qui accourt en mugissant, en secouant sa crinière d’écume ? elle vient, elle approche, elle rugit, elle menace, elle dit : Non, Mor-Nader n’est pas un fourbe, il m’a appelé pour emporter un corps dans mes flancs glacés. Où est ce corps ? Me voilà, me voilà !

La folie du pilote atteignit son paroxysme : exalté jusqu’au délire par le majestueux et terrible spectacle de la tempête, aveuglé par un orgueil stupide et féroce, capable de sacrifier sa vie pour se venger de l’incrédulité d’Ewen et pour justifier sa funèbre prédiction, il abandonna le gouvernail et se dressa debout à l’arrière de la chaloupe. Là, les bras croisés sur sa poitrine nue, le regard inspiré, le front menaçant, il semblait le mauvais esprit de cette mer en furie.

La frêle embarcation, n’étant plus gouvernée, tournoya deux fois sur l’abîme : on entendit un bruit sourd, quelque chose de blanc voltigea et disparut dans l’ombre, la voile venait d’être enlevée par le vent.

— Nous sommes perdus ! s’écria Ewen.

Et dans sa rage il se précipita sur le vieillard pour se saisir du gouvernail. Mor-Nader le repoussa violemment. Une lutte s’engagea entre ces deux hommes au-dessus de l’abîme qui allait peut-être les engloutir. Le vieillard fut blessé au front, son sang coula. Ewen reçut un coup de barre sur la tête ; à moitié étourdi, il retomba étendu au fond de la chaloupe, crut sa dernière heure arrivée : il recommanda son âme à Dieu, ferma les yeux et attendit la mort.

La chaloupe, abandonnée à elle-même, bondissait çà et là au-dessus des vagues… Mor-Nader, le front sanglant, l’œil hagard, entonna un chant de mort. Ewen, revenant à lui, se crut sous l’obsession d’un songe infernal en entendant ces paroles effrayantes :


Morvangroz — lé lavar, di-mé,
Pétra c’hoari gan — ou amé ?
— Tall ann prenn — lu choari gan-in
Hé zaoulagad ru a fel d’in.
Hé zaoulagad a grapann net.
Abek da cé enn deuz tennet.


Vieux corbeau de mer, dis-moi, que tiens-tu ici ? — Je tiens la tête du chef d’armée, je veux avoir ses deux yeux rouges. Je lui arrache les yeux parce qu’il a arraché les tiens.


— Pilote, pilote du démon ! me conduis-tu donc aux enfers ? murmura Ewen, que le sombre délire de Mor-Nader commençait à gagner. Je vais donc mourir ? — Étais-je donc un fourbe ? Étais-je un fourbe ? dit le vieillard en penchant son front ensanglanté sur Ewen toujours étendu au fond de la barque. — Non, non, grâce ! tu n’es pas un fourbe, mais, avant que je meure, toi qui sais tout, prouve-moi ta science infernale ; dis-moi quel est ce portrait mystérieux, cette figure aux yeux noirs et au front pâle qui m’est apparue comme un spectre, et dont le souvenir me suit comme un remords ? — C’est une fleur du mois noir. c’est une fleur des tombeaux ! répondit le pilote.

Une nouvelle lame remplit presque la chaloupe. Ewen, accablé sous le choc de cette pesante masse d’eau, ne put faire un mouvement ; l’embarcation était presque submergée. La voix de Mor-Nader retentit plus éclatante encore. Le vieillard chantait d’une voix lugubre :


Na té, louarne lavar, di-mé,
Pétra c’hoari gand-oud a mé ?
— Hé galon a choairi gan-i.
Oa ken d’gwir vel ma hani.
— Na té, lavar, di-mé, tousek
Petra rez azé korn hévek ?

  1. Dangereux récifs situés à la pointe méridionale de la baie de Douarnenès.
  2. Le mois de novembre, mois fatal, selon la superstition bretonne.