Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/256

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mont, capitaine au long cours. Vous pensez bien que nous ne disons mot. On cherche, on cherche, on ne trouve rien, et ça dure au moins deux heures. Le commissaire allait s’en aller, lorsque quelqu’un de la noce ayant parlé par hasard du trois-mâts la Belle Alexandrine, qui avait dû partir de Nantes dans la journée, le brigadier de gendarmerie s’écria : — Et la marée est pour trois heures ! Il en est cinq ! Avant que nous soyons de retour à Nantes, il en sera sept. Si notre homme a profité de ce bâtiment, à sept heures du soir il sera hors de la rivière et à l’abri de nos recherches ! Et là-dessus, ils remontent en voiture avec le commissaire, et retournent à Nantes bride abattue ; mais ils arrivèrent trop tard. Ce cher Belmont avait heureusement pu s’embarquer sur la Belle Alexandrine, qui partait pour la Havane. C’est M. Duvallon qui est venu le lendemain nous donner ces détails. Hélas ! monsieur, un malheur n’arrive jamais seul. Deux mois après cet événement, mon pauvre Kerouët est mort d’une fluxion de poitrine ; M. Duvallon a vendu sa ferme de Thouars, et je me serais trouvée sans ressources si le régisseur du château de Cerval, qui connaissait Kerouët, et qui savait que j’étais en état de bien tenir une métairie, ne m’avait proposé cette petite ferme, où je me plais assez, quoique je regrette, hélas ! tous les jours mon pauvre Kerouët, et que je sois bien inquiète du sort de M. Belmont, qui ne nous a écrit qu’une fois par un vaisseau nantais que la Belle Alexandrine a rencontré en pleine mer. Dans cette lettre M. Belmont nous dit de nous tranquilliser, et qu’un jour ou l’autre il reviendra nous surprendre. Quant à Marie, je ne peux pas dire, la chère enfant, qu’elle regrette beaucoup M. Belmont ; elle ne le connaissait pas assez pour cela ; mais, moi, monsieur, je le regrette pour elle ; car, que demain je meure, que fera-t-elle ? Ajoutez à cela qu’elle est si scrupuleuse, qu’il est impossible de la décider à toucher un sou des six mille francs que M. Belmont lui a reconnus et que M. Duvallon nous envoie tous les trois mois. Nous reportons l’argent chez un notaire de Nantes, où il restera jusqu’à l’arrivée de M. Belmont, qui reviendra maintenant Dieu sait quand. »

Tel fut à peu près le récit de madame Kerouët. En effet, à l’époque du départ de M. Belmont on avait découvert plusieurs conspirations libérales, à ce moment les sociétés secrètes s’organisaient d’une manière formidable ; il était donc probable que M. Belmont avait été gravement compromis dans quelque complot contre l’État.

Depuis cette confidence de sa tante, Marie me parut plus charmante encore…

Je continuai d’aller chaque jour à la ferme ; quelquefois même, lorsque la neige tombait, ou que le froid était trop vif, la bonne madame Kerouët m’invitait instamment à passer la nuit à la métairie, et se fâchait très-sérieusement lorsque je parlais de me mettre en route par la nuit et par les mauvais chemins de la forêt pour regagner Blémur, où j’étais censé demeurer.

Si je me décidais à rester, Marie ne cachait pas sa joie naïve : c’était alors presque fête à la ferme. Madame Kerouët s’occupait des préparatifs et des détails du dîner, et Marie, qui partageait la chambre de sa tante, veillait avec une grâce attentive et charmante à ce que rien ne manquât dans la petite pièce qui m’était destinée dans une des tourelles.

Cette hospitalité si bonne, si prévenante, me touchait profondément ; et puis ce qui me prouvait la pureté des sentiments de ces deux femmes et leur généreuse confiance en moi, c’est que jamais il ne leur était venu à l’esprit que la fréquence de mes visites pourrait les compromettre. Ma venue leur plaisait ; j’animais, j’égayais leur solitude ; et si je les remerciais avec effusion de toutes leurs bontés pour moi, madame Kerouët me disait naïvement : — N’est-ce pas à nous, pauvres fermières, d’être reconnaissantes de ce que vous venez, vous, monsieur, un artiste (je passais pour un peintre), nous aider à passer nos longues soirées d’hiver, en faisant pour cela presque tous les jours trois lieues pour venir et trois lieues pour vous en aller… et encore par des temps affreux ? Tenez, monsieur Arthur, ajoutait cette excellente femme, je ne sais pas comme cela s’est fait, mais maintenant vous êtes comme de notre famille, et s’il fallait renoncer à vous voir, nous en serions bien malheureuses et bien tristes, n’est-ce pas, Marie ?

— Oh ! certainement, ma tante, disait Marie avec une adorable candeur.

J’avais su que Marie manquait de livres ; elle parlait à merveille italien et anglais ; je fis acheter à Paris une bibliothèque complète, en donnant ordre de l’envoyer d’abord à Nantes, et de Nantes de l’adresser à la ferme.

Ainsi que je l’espérais, l’envoi de ces livres fut attribué à un souvenir de M. Belmont, ou de son ami M. Duvallon. Par ce moyen, je parvins à entourer Marie et sa tante d’un certain bien-être intérieur qui leur manquait, et peu à peu, quelques meubles précieux, des tapis, arrivèrent à la ferme, et furent reçus avec joie, toujours comme une attention du proscrit ou de son ami.

Dans sa reconnaissance, Marie écrivit une charmante lettre de remercîments à M. Duvallon, qui répondit ne pas comprendre un mot à la gratitude de madame Belmont.

Craignant les éclaircissements, j’engageai madame Kerouët à ne plus parler de ces bienfaits, lui faisant entendre que sans doute M. Belmont avait des raisons sérieuses pour en dissimuler la source.

L’anniversaire de la naissance de Marie approchait. Ce jour-là elle devait seulement me permettre l’entrée de la petite chambre mystérieuse dont elle avait fait son cabinet de travail, ce qu’elle m’avait refusé jusqu’alors.

Sachant que cette pièce était absolument semblable à celle que j’habitais dans la tourelle opposée, quand je restais à la ferme, je pris les mesures nécessaires, et je fis venir de Paris, toujours par Nantes, ce qu’il fallait pour la meubler avec beaucoup d’élégance. Un des plus grands regrets de Marie était de n’avoir ni piano ni harpe. Je demandai aussi deux de ces instruments, qui devaient également arriver à la ferme pour l’anniversaire de la naissance de Marie.

Tous ces détails me causaient un plaisir infini.

Chaque jour, bien enveloppé, je partais de Cerval sur mon poney, bravant la pluie et la neige ; j’arrivais à la ferme, où je trouvais chez moi un bon feu pétillant. Je m’habillais avec quelque recherche, malgré les éternelles moqueries de la digne fermière, qui me reprochait d’être trop coquet, puis je descendais dans la grande chambre.

Si le temps n’était pas trop mauvais, Marie prenait mon bras, et nous allions courageusement affronter la bise et le froid, gravir nos âpres montagnes, y cueillir des plantes pour l’herbier de Marie, ou parcourir la forêt en nous amusant à surprendre au milieu de ces solitudes la biche et son faon.

Pendant ces longues promenades, Marie, toujours vive, rieuse et folâtre, toujours pensionnaire, me traitait comme un frère. Dans sa chaste ignorance, elle me mettait souvent à de rudes épreuves : tantôt c’était sa collerette à rattacher, tantôt ses longs cheveux à renouer sous son chapeau, ou quelque lacet de son brodequin à repasser dans son œillet.

Aussi, dans ces excursions lointaines, en contemplant avec adoration la délicieuse figure de Marie, qui, sous sa chevelure couverte d’un givre brillant, ressemblait à une rose épanouie sous la neige, que de fois un aveu me vint aux lèvres !… Mais Marie, croisant ses deux bras sur le mien, s’appuyait sur moi avec tant de confiance, elle me regardait avec tant de candeur et tant de sérénité, que chaque jour je remettais cet aveu au lendemain.

Je craignais qu’un mot hasardé ou prématuré ne vint détruire ce bonheur calme et pur.

J’attendais patiemment… Je ne m’abusais pas sur le sentiment que j’inspirais à Marie : sans prétention sotte, sans fatuité ridicule, je ne pouvais me refuser à l’évidence. Depuis plus de deux mois je la voyais presque chaque jour ; mes soins pour elle, si jeune, si naïve, si peu habituée aux séductions du monde, l’avaient sensiblement touchée ; mais j’avais aussi reconnu en elle des principes si arrêtés, des sentiments religieux si prononcés, un instinct de devoir si profond, que je devais m’attendre à une lutte longue et douloureuse peut-être, et pourtant mille riens très-significatifs me donnaient la mesure d’une affection que Marie ignorait peut-être encore elle-même.

Le soir, lorsque j’avais dîné à la ferme, madame Kerouët, assise au coin du feu dans son grand fauteuil de tapisserie, filait sa quenouille, tandis que Marie et moi, réunis à la même table, nous mettions en ordre les récoltes de nos herborisations d’hiver.

Lorsqu’il fallait fixer sur le papier les légers filaments des plantes, souvent nos mains s’effleuraient ; souvent lorsque, tous les deux courbés sur la table, nous semblions très-attentifs à nos importants travaux, mes cheveux touchaient les cheveux de Marie, ou bien son souffle jeune et frais venait caresser ma joue.

Alors Marie rougissait, son sein s’agitait rapidement, son regard devenait distrait, et quelquefois sa main s’affaissait sur le papier…

Puis, semblant sortir d’un rêve, elle me disait d’un ton de reproche affecté : — Mais voyez donc comme cette plante est mal placée…

— C’est votre faute, répondais-je en riant : vous ne voulez ni m’aider, ni tenir le papier.

— Du tout : c’est vous qui n’avez pas la moindre patience, et qui craignez toujours de vous mettre de la gomme aux doigts en collant les bandelettes.

— Ah ! les vilains discuteurs ! disait madame Kerouët, ils ne valent pas mieux l’un que l’autre !

D’autres fois, nous lisions tour à tour et à haute voix les romans de Walter Scott, auxquels madame Kerouët prenait un vif intérêt. La voix de Marie était suave et douce : un de mes plus grands bonheurs était de l’entendre lire.

Mais j’éprouvais un bonheur plus grand encore peut-être à la contempler. Aussi, lorsque je prenais le roman à mon tour, si je trouvais quelque allusion à mon amour, je lisais d’abord la phrase des yeux, puis je la disais tout haut de mémoire, en attachant sur Marie un regard passionné.

Quelquefois Marie baissait les yeux et prenait une physionomie sévère, d’autres fois elle rougissait, et, du bout de son joli doigt, elle me faisait impérieusement signe de regarder mon livre.

J’imaginai autre chose ; j’ajoutai, en les improvisant, des passages entiers au livre que je lisais, afin d’y peindre plus clairement encore à Marie tout ce qu’elle m’inspirait, lorsque la situation que peignait le roman pouvait s’y prêter.

Ainsi, un soir, dans cette scène si chaste et si passionnée, où Ivanhoé déclare son amour à la belle Saxonne, je substituai à tout ce que disait le Croisé un long monologue dans lequel je fis les rapprochements les