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Le lendemain soir j’étais ici… à Cerval.

Il y a trois mois que j’ai appris qu’Irène était morte… morte de chagrin, sans doute, de ne plus me voir.

Madame de Fersen est retournée en Russie avec son mari.

J’ai aussi appris, pour mettre le comble à mes remords et à mon désespoir, que le prince de Fersen avait été sur le point d’obtenir l’ambassade de Russie en France, mais qu’il y avait tout à coup renoncé.

Ainsi s’expliquait la persistance de Catherine dans ses relations diplomatiques.


Ne faut-il pas suivre la route royale de la forêt pour aller à Blémur ?

Elle voulait aider son mari à obtenir un poste éminent, afin de rester en France et de ne pas me quitter.

Depuis le lendemain de cette effroyable soirée j’habite Cerval, ce vieux et triste château paternel.

Lorsque j’ai appris la mort d’Irène… j’ai failli devenir fou.

Je me hais comme son meurtrier.

La vie que je mène ici est solitaire et désolée.

Depuis six mois je n’ai vu personne… personne…

Chaque jour je vais méditer longtemps devant le portrait de mon père…

Je m’étais imposé d’écrire ce journal.

Ma tâche est remplie…

J’ai bien fait souffrir quelques innocentes créatures… mais aussi j’ai bien souffert ! mais je souffre bien, mon Dieu !

Quel est mon avenir ?

Devant moi la vie est sombre et noire, les remords du passé me poursuivent…

Quelle sera ma destinée !…

Périrai-je par le suicide… périrai-je par la mort violente qu’Irène m’a prédite ?…

Quelles pensées !…

Et aujourd’hui même j’ai vingt-huit ans !…

Cerval, juillet 18…


MARIE BELMONT.
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CHAPITRE LXII.

Marie Belmont.


Cerval, 20 janvier 18…

Qui m’eût dit, il y a six mois, que je reprendrais ce journal… ou plutôt que je sortirais de l’apathie de cœur et d’esprit dans laquelle j’étais plongé depuis ma rupture avec madame de Fersen, depuis la mort d’Irène ?

Cela est cependant…

Et pourtant mon désespoir a été affreux !


L’ami intime de M. Belmont.

Mais aujourd’hui, quoique je souffre encore en évoquant ces pensées, une lointaine espérance… des émotions nouvelles affaiblissent ces ressentiments.

Je souris avec tristesse en lisant dans mon journal que je viens de parcourir ces mots si souvent répétés :

« … Jamais chagrin ne fut plus vif… »

« … Jamais bonheur ne fut plus grand… »

« … Jamais je n’oublierai… »

Et pourtant de nouvelles joies ont fait évanouir ces chagrins… de nouveaux chagrins ont fait pâlir ces joies.