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ATAR-GULL.

parition de son mari, avec un des plus riches seigneurs de la capitale ; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille. »


C’est cela pour sûr qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant comme un cauchemar par une nuit d’été, lourde et chaude, il lui sembla voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s’ils eussent été les signes animés d’une langue inconnue.

Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides, rapides comme la roue d’un moulin :

« Une jeune et jolie femme ne renonce jamais au luxe et aux plaisirs… — Pour se tuer, surtout… — Elle t’a joué, sot… — Elle a aimé ton or, quand tu avais de l’or… — Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et de la beauté. — L’orange est sucée, adieu l’écorce… — Elle en aime un autre qui a de l’or, comme tu avais de l’or ; de la beauté, comme tu avais de la beauté… — Elle a voulu se débarrasser de toi… — Elle a compté sur ta niaise exaltation… — Et puis sur ta ruine… — Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à un dernier transport frénétique et convulsif… — Et elle rit de toi avec son amant — son amant, son amant… — Car elle te croit mort — mort — mort… »


Père Van Hop.

Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa roide sur ses pieds, tout d’une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant entendre un râlement sourd et étouffé…

Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise, qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée d’affection et d’attachement.

Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un brillant pour aller le vendre, le paya sur le prix, et s’en fut.

Onc depuis le bon garde-chasse n’en entendit parler.

S’il eût pourtant lu le Sémaphore de Marseille, il eût été peut-être frappé du paragraphe qui suit :


« Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs ; depuis quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M. de ***, parent de notre archevêque ; cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé, et voyait toute notre grande société, lorsque hier, au coucher du soleil, des cris affreux partent de l’appartement de cette dame, qui est logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte, et on la trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard ; elle n’a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage : « Je le croyais mort, il ne l’est pas… il vient de m’assassiner… crains tout de lui… je n’ai aimé que toi, amour… » — Et elle expira.

« Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l’église de Saint-Joseph ; on est à la recherche de l’assassin, qui est, dit-on, le mari de cette dame, le comte Arthur de *** qu’on avait cru mort ; mais on n’espère pas le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir, peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant vers le port, et dans la soirée on sait qu’un mistic sous pavillon sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots ; voici le signalement affiché à la préfecture : Taille, cinq pieds dix pouces, — très-maigre, figure longue et pâle, — sourcils noirs, barbe noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs, — dents blanches, — menton carré, — vêtu d’une redingote verte et d’un chapeau rond. »


Nous n’aurions pas fatigué le lecteur de ces longs et fastidieux extraits de journaux, si la coïncidence de noms ne nous avait frappé, comme on l’a déjà dit.

Quoique le signalement précité offre quelques points de ressemblance avec celui du commandant Brulart, d’autant plus que, dix années s’étant écoulées depuis cette aventure, l’âge du comte Arthur de ***, s’il vivait, se rapporterait parfaitement à celui de Brulart, qui est maintenant, je crois, dans son trente-septième printemps ; pourtant nous n’oserions prendre sur nous d’affirmer l’identité ; nous laissons à la perspicacité du lecteur le soin d’éclaircir ce doute.

Toujours est-il que Brulart (comte ou non) monta sur le pont, laissant l’honnête Benoît maugréer à son aise, étendu sur le grand coffre.


CHAPITRE V.

Que le bon Dieu vous punit de faire la traite.


Aliquis providet……
Marche au flambeau de l’espérance
Jusque dans l’ombre du trépas,
Assuré que ma providence
Ne tend point de piége à tes pas :
Chaque aurore la justifie,
L’univers entier s’y confie,
Et l’homme seul en a douté ;
Mais ma vengeance paternelle
Confondra le doute infidèle
Dans l’abîme de ma bonté.

De Lamartine. — Méditation, viii.


Lorsque M. Brulart parut sur le pont de la Hyène, tous les entretiens particuliers cessèrent comme par enchantement.

Et de fait, si ce personnage n’était pas affable et gracieux, il était au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage.

Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et endurcis aux fatigues. Il s’appuyait sur une énorme barre de chêne qu’il faisait tournoyer de temps en temps, comme si c’eût été le plus mince roseau.

« Où est le Borgne, canailles ? » — demanda-t-il.

Le Borgne s’approcha.

« Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers à pivot, et va amariner le bateau de ce monsieur ; quant à ces chiens qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec le reste de l’équipage du brick. À vous quinze vous pourrez manœuvrer ce bâtiment : imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux… tu commanderas ce navire… veille aussi à la nourriture des nègres… allons, file… »

Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre ; seulement, lorsque Caiot vit arriver l’embarcation armée qui venait s’emparer de la Catherine, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu ; aussi lui et deux autres, je crois, furent tués, et le Borgne pensa judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir. Bientôt la Hyène orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près, mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d’Afrique…

Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu’on faisait sur le pont, que la goëlette se remettait en route.

La brise fraîchit, et la marche de la Hyène se trouvait tellement supérieure qu’elle fut obligée d’amener ses huniers pour que la Catherine pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le Borgne, la couvrait de voiles…

« Toi, timonier, le cap à l’est-sud-est, — dit Brulart, — et veille aux embardées, ou je te cogne. » — Puis il descendit retrouver son prisonnier.

« Ah ! brigand… forban, gredin… — cria celui-ci dès qu’il le vit, — ah ! si j’avais eu des canons et mon brave Simon, tu ne m’aurais pas