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poëte, un grand artiste ou un grand homme d’État, ce qu’il y a de plus rare à acquérir dans le monde, croyez-en ma vieille expérience, c’est ce je ne sais quoi qui fait qu’on se retourne quand on vous annonce dans un salon… Eh bien, vous jouissez de ce privilége-là : vous êtes très-jeune, et pourtant vous avez de l’influence, de l’action sur le monde, puisqu’il se préoccupe beaucoup de ce que vous faites ou de ce que vous ne faites pas.

Ces flatteries exagérées me parurent si transparentes que je vis clairement que M. de Scrigny voulait, qu’on excuse cette vulgarité, me prendre par les sentiments pour m’engager à renoncer, par point d’honneur, à madame de V***. Quoique je fusse dans une triste disposition d’esprit, cette comédie m’amusa, et je tâchai de la faire durer le plus longtemps possible en paraissant me laisser prendre aux louanges de M. de Serigny.

— Mais, lui dis-je avec un sourire modeste, en admettant, monsieur, ce qui n’est, je crois, qu’une illusion de votre bienveillance, en admettant, dis-je, que j’aie quelque succès dans le monde, et que même, relativement à mon âge, j’y sois un peu compté, je ne vois pas trop quelle utilité mon pays peut tirer de ces avantages.

— Personne mieux que moi ne peut vous en instruire, me répondit le ministre avec un empressement assez maladroit, car il me prouva qu’il attendait cette question de ma part. — On fait de grands mots, de grandes phrases à propos de ce qu’on appelle la diplomatie. Or, le grand art de la diplomatie, savez-vous ce que c’est ? me demanda-t-il en accompagnant ces paroles d’un sourire rempli de bonhomie.

Je fis un signe de tête humblement négatif.

— Eh bien ! c’est tout uniment l’art de plaire. Comme il s’agit toujours de demander ou de refuser, celui qui sait plaire sait presque toujours obtenir ; tandis que, s’il est obligé de refuser, il sait mettre assez de grâce dans ses refus pour qu’ils ne soient pas blessants. Voilà tout le secret !

J’eus beaucoup de peine à réprimer une forte envie de rire ; car il me vint à l’esprit que le ministre, jaloux de mes assiduités auprès de madame de V***, allait finir par me proposer de m’attacher à quelque ambassade pour se débarrasser de moi.

C’était sans doute le dénoûment de cette scène, mais je la trouvais si divertissante que je ne voulus pas le brusquer.

— Je croyais, lui dis-je, que les habiles négociateurs d’un des siècles les plus féconds en grands traités et en grands travaux diplomatiques, je croyais, dis-je, que les d’Avaux, que les Courtin, que les d’Estrade, que les Ruvigny, que les de Lyonne possédaient d’autres talents que celui de plaire.

— S’ils n’avaient pas l’art de plaire, me dit avec quelque embarras M. de Serigny, qui me parut ignorant des traditions historiques de sa spécialité, comme un véritable ministre constitutionnel qu’il était, s’ils n’avaient pas l’art de plaire, ils employaient une autre séduction.

— Vous avez raison, lui dis-je, ils avaient de l’or à discrétion.

— Vous voyez donc bien ! s’écria le ministre, c’est toujours la même chose ; seulement, dans les sociétés modernes, l’art de plaire a dû remplacer la séduction opérée par l’argent.

— C’est d’abord plus économique, lui dis-je.

— Et plus sûr, ajouta-t-il ; car enfin tous les trônes ne sont pas représentatifs : il y a, Dieu merci ! en Europe des rois qui sont rois tout seuls, et qui marchent sans lisières ; eh bien ! ces rois-là sont hommes, après tout, et comme hommes ils sont sujets aux sympathies et aux antipathies. Or, souvent l’ambassadeur qu’on leur envoie, fût-il un homme du plus grand génie, du plus grand caractère, n’obtient rien de ce qu’il leur demande pour sa cour ; et pourquoi cela ? tout bonnement parce qu’il déplaît ; tandis qu’au contraire, un homme d’un talent médiocre obtiendra souvent, par le seul ascendant de ses manières, parce qu’il saura plaire, enfin, obtiendra, dis-je, ce que l’homme de génie n’aura pas su obtenir.

— C’est très-juste, et votre système est d’une application d’autant plus facile que les gens de plaisance sont encore plus nombreux que les hommes de génie.

— Mais sans doute !.. Ainsi, vous, par exemple, je suis convaincu, mais intimement convaincu que, si vous vouliez, je suppose, entrer dans la carrière diplomatique, vous pourriez rendre à la France les plus grands services ; car, non-seulement vous avez l’art de plaire, vos succès dans le monde le prouvent, mais vous avez encore des qualités très-solides et très-éminentes.

J’avais deviné juste : la proposition que je soupçonnais allait sans doute suivre l’éloge de mon mérite. Voulant me prêter de bonne grâce à cette fantaisie du ministre, je répondis en feignant un étonnement confus de modestie :

— Y pensez-vous ? Moi, monsieur, moi entrer dans une carrière si épineuse ! mais je n’ai jamais eu la folle ambition de prétendre à un tel avenir.

— Écoutez-moi, me dit M. de Serigny d’un air grave et paternel.

Et il me fit la confidence suivante, qui me parut un affreux mensonge :

M. votre père m’a rendu un service… Ici le diplomate fit une pause un profond soupir… Puis il leva les yeux au ciel en répétant : Oh ! oui, un grand service !… aussi, mon cher monsieur de ***, je ne saurais vous dire combien je m’estimerais heureux de pouvoir vous témoigner, à vous son fils, toute ma gratitude, puisque j’ai été assez malheureux pour ne pouvoir pas la lui témoigner à lui-même.

— J’ignorais complètement cette circonstance, dont mon père ne m’a jamais instruit, monsieur.

— Je le crois bien, et moi-même je ne puis vous donner aucun détail à ce sujet ! s’écria M. de Serigny, car cet important service intéresse aussi un tiers, et l’honneur m’impose le silence. Enfin, reprit-il, je vous le répète, je crois trouver en ce moment l’occasion de reconnaître les bontés de M. votre père, et de donner un digne serviteur de plus à mon pays, si toutefois vous êtes disposé à vouloir utiliser les rares avantages dont vous êtes doué.

— Mais je vous le dis, monsieur, malgré le désir que je pourrais avoir d’entrer dans votre honorable carrière, sous d’aussi heureux auspices que les vôtres, jamais je ne croirai mon mérite à la hauteur de cette ambition.

— Mais, encore une fois, vous ne vous connaissez pas, ou vous ne voulez pas vous connaître, reprit le ministre avec impatience, et heureusement votre opinion ne fait rien à l’affaire. Quant à moi, il m’est évidemment prouvé que, si vous le voulez, vous pouvez remplir avec distinction une mission importante ; car vous sentez bien que vous n’êtes pas de ces jeunes beaux qui, n’ayant que leur nom et leur fortune, doivent s’estimer très-heureux quand on les nomme attachés d’ambassade. Non, non, ce n’est pas à vous qu’on fait de pareilles propositions ! il faut que vous entriez par la belle porte ; il faut surtout que vous soyez à même de vous montrer dans toute votre valeur. Malheureusement, chez nous, ajouta-t-il en hésitant, chez nous, les exigences, les traditions de la hiérarchie sont si impérieuses que les missions en Europe sont très-restreintes, et dans ce moment-ci elles sont toutes remplies.

Je regardai M. de Serigny. Il fallut tout mon empire sur moi-même pour ne pas éclater de rire. À la tournure que prenait sa proposition, il ne s’agissait plus pour moi d’un exil, mais d’une véritable déportation.

— Mais vous sentez bien, lui dis-je en conservant tout mon sang-froid, que, dans le cas où ceci aurait quelque suite, je n’ai pas la prétention ridicule d’ambitionner de prime saut une mission en Europe.

— Et puis comprenez bien une chose, ajouta le ministre avec une satisfaction croissante, c’est que les missions ne sont que ce qu’on les fait ; il y en a de fort insignifiantes en Europe, il y en a au contraire de la dernière importance… en Asie, par exemple. Car, il ne faut pas se le dissimuler, ajouta gravement M. de Serigny, ce n’est pas en Europe que doit se décider à l’avenir le sort de l’Europe, c’est en Orient ! Toute la politique future d’Europe est en Orient ! L’Europe a les yeux fixés sur l’Orient ! l’Orient est le champ de bataille diplomatique où doivent se former les grands négociateurs de notre temps ! Ainsi, par exemple, me dit M. de Serigny en me regardant fixement, dans ce moment-ci je voudrais trouver un homme bien né, d’un esprit fin, flexible, agréable, d’un caractère ferme et résolu, afin de lui confier une mission des plus délicates ; car il s’agit de s’assurer l’affection et l’appui d’une grande puissance orientale, sans éveiller les soupçons, les susceptibilités jalouses de l’Angleterre et de la Russie, nos deux éternelles rivales en Orient.

— Cette mission me paraît en effet devoir être fort belle, lui dis-je de l’air le plus désintéressé du monde.

— N’est-ce pas ? Eh bien ! cette mission, je me fais presque fort de vous la faire obtenir, tant j’ai confiance dans votre mérite, tant j’ai à cœur de m’acquitter envers M. votre père.

— À moi une pareille mission ! m’écriai-je en feignant la stupeur.

M. de Serigny, prenant un air mystérieux et profond, me dit :

— Monsieur de ***, je parle à un galant homme ; or, que vous acceptiez ou non la proposition que je viens de vous faire, me donnez-vous votre parole que tout ceci demeurera secret entre nous ?

— Je vous la donne, monsieur.

— Eh bien ! continua-t-il non moins mystérieusement, il s’agit, sous le prétexte frivole de porter de riches présents au shah de Perse, de la part de S. M. le roi de France, il s’agit, dis-je, de s’insinuer assez adroitement, assez habilement, assez puissamment dans l’esprit de ce prince asiatique pour le disposer à accueillir un jour avec faveur les ouvertures considérables dont on ferait ultérieurement connaître la teneur à l’envoyé chargé de cette importante négociation ; mais ces intérêts sont, je vous l’avoue, de la dernière imminence. Les présents sont prêts, les instructions rédigées, le bâtiment attend, et il faudrait partir dans le plus bref délai.

Mon hilarité intérieure était au comble en entendant le ministre me proposer sérieusement de m’en aller essayer mon art de plaire sur le shah de Perse, à propos d’une mission de la plus ridicule insignifiance, quoique M. de Serigny eût taché de lui donner un magnifique relief.

Le ministre attendait ma réponse avec une anxiété visible.

J’eus presque un remords de faire jouer à un homme de son âge et de sa condition un rôle si niais en prolongeant davantage celle comédie.

Pourtant cette proposition, tout inacceptable qu’elle était, avait éveillé en moi certaines pensées endormies. Malheureux dans mon affection pour madame de Fersen, sachant qu’il me serait impossible pendant quelque temps de m’occuper d’un autre amour, redoutant surtout l’oisiveté, je résolus d’utiliser, si je pouvais y réussir, le bon vouloir de M. de Serigny.

— Monsieur, lui dis-je, bien que nos âges soient disproportionnés,