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Je ne sais, mais j’attendis notre entrevue avec un bonheur inquiet et un trouble involontaire.

J’allais revoir Catherine, la revoir seule ! À cette pensée mon cœur battit d’espoir et d’ivresse ; enfin, un mot d’elle allait récompenser ma résignation, les courageux sacrifices que je m’étais imposés, les soins assidus auxquels son enfant devait presque la santé.

J’allais puiser dans cet entretien de nouvelles forces pour mieux me dévouer encore ; et puis, j’avais tant à lui dire ! J’étais si orgueilleux de mon amour ! si heureux de me sentir le cœur assez jeune pour apprécier les joies pures qui me ravissaient ! de me sentir assez confiant dans la force, dans la sincérité de mon attachement, pour espérer de me faire aimer un jour !

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À l’heure dite je me rendis chez madame de Fersen.

Elle me reçut dans un petit salon où elle se tenait habituellement, et que je ne connaissais pas encore.

— Qu’il y a donc longtemps que je ne vous ai vue ! m’écriai-je avec effusion en lui tendant la main.

Madame de Fersen me donna froidement la sienne, et me répondit :

— Mais j’ai eu, je crois, le plaisir de vous voir hier aux Variétés, monsieur !…

— Vous appelez cela nous voir ! lui dis-je avec un triste étonnement. Ah !… j’avais bien raison de craindre que les entretiens de la galerie ne fussent bientôt oubliés par vous !

— Je n’oublierai jamais, monsieur, un si agréable voyage, reprit madame de Fersen avec la même froideur. Je vous suis très-obligée de la peine que vous avez prise ce matin… de venir me voir… je désirais vous remercier mille fois, monsieur, de la complaisance avec laquelle vous vous êtes prêté aux fantaisies de ma fille… elle se trouve tout à fait bien maintenant, et je craindrais… et il ne me convient pas d’abuser plus longtemps de votre excessive obligeance à son égard, monsieur…

L’accent de madame de Fersen était glacial, presque dédaigneux. Ce qu’elle disait paraissait si vrai, si naturel, si peu dicté par le dépit, que je fus atterré. Je souffrais cruellement ; je ne pouvais trouver un mot à répondre.

Mon silence fut assez expressif pour que madame de Fersen se crût obligée d’ajouter très-sèchement :

— Je vous parais sans doute bien ingrate, monsieur ?

Par deux fois je cherchai à interroger son regard, ordinairement si bienveillant, pour voir s’il serait d’accord avec la dureté de ses paroles, mais je ne pus le rencontrer.

— Madame, lui dis-je avec une émotion profonde, je ne sais ce qui a pu me mériter un pareil accueil…

— Et quel accueil pouviez-vous donc prétendre de moi, monsieur ? me dit fièrement madame de Fersen.

Mon douloureux étonnement était à son comble ; un moment pourtant je voulus me faire encore illusion, attribuer à la jalousie cette réception si différente de celle que j’espérais ; mais, je le répète, la physionomie de madame de Fersen ne trahissait en rien une émotion contrainte ou combattue.

Je pris résolûment mon parti. Je ne pouvais répondre à la question de madame de Fersen sans lui rappeler tout ce qu’il y avait eu de bien et de noble dans ma conduite envers elle ; ne voulant pas descendre jusqu’aux reproches, je me tus à ce sujet, et je lui dis en tâchant de ne pas trahir mon émotion :

— Le but de l’entretien que vous désiriez avoir avec moi étant sans doute rempli, madame, oserai-je vous demander si vous n’avez pas quelque ordre à me donner ?

— Aucun, monsieur, mais je vous réitère encore l’expression de toute ma reconnaissance, me répondit madame de Fersen en se levant.

Cette dureté me révolta. J’allais peut-être répondre avec aigreur, lorsqu’une remarque que je n’avais pas encore faite me laissa une lueur d’espérance.

Pendant cet entretien madame de Fersen n’avait pas une fois levé les yeux de dessus la tapisserie à laquelle elle travaillait.

Voulant m’assurer encore de la justesse de ma remarque, je demeurai quelques instants sans parler.

Catherine resta les yeux baissés, au lieu de m’interroger du regard pour savoir la cause de ma présence muette.

— Adieu, madame, lui dis-je.

— Adieu, monsieur.

Je la quittai donc sans qu’elle m’eût accordé un seul regard de regret ou de pitié.

Sa main seulement me parut légèrement trembler sur sa tapisserie quand elle me dit adieu.

Je sortis, la mort dans le cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais une trop grande et une trop naturelle défiance de moi-même et de mon mérite pour conserver quelque espérance de réussir auprès de Catherine.

Sans revenir à mes habitudes de suspicion envers les autres, car j’avais une foi inaltérable dans la sincérité de madame de Fersen, je doutai du sentiment que je croyais lui avoir inspiré ; elle n’éprouve aucune tendre affection pour moi, me dis-je, et son amitié même a pâli devant les brillantes distractions du monde.

Et puis, je n’étais jamais près d’elle ; or, l’absence a des effets et des résultats extrême.

Quelquefois elle fortifie, elle alimente la sympathie secrète d’une femme, en forçant sa pensée de se concentrer dans le souvenir de celui qu’elle a remarqué, et de qui elle s’exagère encore le charme par ce lointain mirage. Et puis une femme trouve une sorte de jouissance fière, triste et mystérieuse dans l’amertume de ses regrets solitaires ; elle méprise les indifférents, car ils occupent inutilement près d’elle une place qu’elle voudrait voir si précieusement remplie ; et elle hait les empressés, parce qu’ils ont la lâcheté d’être là tandis que le préféré n’y est pas…

Mais, souvent aussi, l’absence c’est l’oubli. Car certains cœurs sont comme les miroirs : ils ne réfléchissent que les objets présents.

Je me crus donc entièrement oublié de madame de Fersen. Comme cet événement cruel était entré dans mes prévisions, s’il me causa une douleur profonde, au moins ne m’étonna-t-il pas.

Dans le paroxysme de mon désespoir, je formais mille projets. Je voulais secouer ce chagrin, me livrer à toutes les dissipations de la vie, chercher d’amoureuses distractions dans une autre liaison ; mais il faut bien du temps, bien de la volonté, pour qu’un cœur profondément épris puisse changer d’amour.

Lorsqu’ils se savent aimés, et qu’ils possèdent la femme qu’ils aiment, jamais les hommes n’éprouvent le moindre scrupule à faire une infidélité ; mais lorsqu’ils désirent passionnément, et qu’ils sont encore à espérer un aveu, l’inconstance leur est presque impossible. Ils n’ont le courage d’être fidèles que tant qu’ils n’ont pas le droit de l’être.


CHAPITRE LIV.

Une mission.


Le lendemain de mon entrevue avec madame de Fersen, j’étais très-tristement absorbé, lorsqu’on m’annonça M. de Serigny.

Je fus assez étonné de sa visite, qu’il m’expliqua fort gracieusement, d’ailleurs, en me disant que, passant devant ma porte en allant à la Chambre, il était entré à tout hasard, afin de m’épargner la peine de me rendre au ministère, au sujet de l’entretien que je lui avais demandé.

Cet empressement ne me parut pas d’abord naturel ; mais, réfléchissant aux bruits qui couraient sur moi et sur madame de V***, je pensai que le ministre avait sans doute voulu faire quelque chose de très-bon goût en se montrant si prévenant.

En peu de mots je lui racontai l’histoire du pirate, et notre singulière rencontre aux Variétés.

M. de Serigny me dit qu’il allait immédiatement en conférer avec l’ambassadeur d’Angleterre, et qu’il aviserait aux mesures à employer pour tâcher de saisir un pareil scélérat.

Notre conversation étant ensuite tombée sur les voyages, M. de Serigny s’informa avec intérêt de ceux que j’avais faits, fut très-flatteur, très-insinuant, très-aimable, me dit qu’il avait beaucoup connu mon père sous l’empire ; que c’était un homme de haute capacité, de grande résolution, de tact très-fin, qui connaissait à merveille le monde et les hommes, et que l’Empereur l’aurait employé assurément en dehors du service militaire, en lui confiant de hautes missions, si le caractère entier, absolu de mon père avait pu se plier à toutes les volontés de Napoléon.

Je cherchais à deviner la tendance des discours flatteurs de M. de Serigny, lorsqu’il me dit avec une bonhomie charmante :

— Voulez-vous permettre à un ancien ami de votre famille de vous faire une question ? Si elle vous semble indiscrète, ne l’attribuez qu’à l’intérêt que je vous porte au nom de M. votre père.

— Je vous écoute, monsieur ; je ne puis être que sensible à la bienveillance que vous me témoignez.

— Eh bien, comment se fait-il qu’avec votre éducation, votre nom, votre fortune, votre position ; qu’avec l’expérience que vous ont donnée vos nombreux voyages, qu’avec toutes vos excellentes relations enfin, vous n’ayez jamais songé à vous occuper un peu sérieusement ? à entrer, par exemple, dans les affaires ?

— Mais, répondis-je au ministre, d’abord je suis loin de réunir les avantages que vous me supposez, et puis je n’ai pas la moindre ambition, et ma vie paresseuse me plaît fort.

— Mais votre pays ?

— Comment, mon pays ?

— Ne lui devez-vous pas au moins quelques années de votre existence ?

— Et que voulez-vous qu’il fasse d’un pareil cadeau ?

— Allons, allons, il est impossible que vous vous abusiez à ce point sur vous-même, tel modeste que vous soyez. Vous savez bien qu’on n’a pas le succès que vous avez dans le monde, sans une valeur très-remarquable. Vous êtes certainement un des hommes de la société qui se prodigue le moins, et dont on parle le plus ; or, voyez-vous, à moins d’avoir un des grands noms historiques de France, à moins d’être un grand