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Irène ne m’aperçut pas d’abord ; elle marchait à côté de sa gouvernante, sa jolie tête tristement baissée, ses bras pendants, et elle refoulait du bout de ses petits pieds les feuilles mortes qui encombraient les allées.

— Bonjour, Irène, lui dis-je.

À peine eut-elle entendu le son de ma voix qu’elle poussa un cri perçant, se jeta dans mes bras, ferma les yeux et s’évanouit.

Un banc était tout près, je l’y portai, aidé de madame Paul, sa gouvernante.

— Je craignais cette secousse, monsieur, me dit celle-ci ; heureusement j’ai emporté des sels… Pauvre enfant ! elle est si nerveuse !

— Tenez… tenez, lui dis-je, le coloris reparaît sur ses joues ; ses mains sont moins froides ; elle revient a elle.

En effet, cette crise passée, Irène se souleva, et dès qu’elle fut sur son séant, elle se pendit à mon cou en pleurant silencieusement de grosses larmes que je sentis couler brûlantes sur ma joue.

— Irène, Irène, mon enfant, ne pleurez pas ainsi… je vous verrai chaque jour.

Et je serrais ses mains en cherchant son regard.

Alors elle se redressa, et, par un mouvement de tête plein de grâce et de vivacité qui lui était familier, elle rejeta en arrière les grosses boucles de cheveux qui cachaient à demi ses yeux tout baignés de pleurs. Puis, attachant sur moi un de ses longs regards pénétrants et attentifs, elle me dit :

— Je vous crois… vous viendrez me voir ici, n’est-ce pas, puisque vous ne pouvez pas venir dans notre maison.

— Oui, mademoiselle Irène, dit la gouvernante, monsieur viendra vous voir chaque jour, mais si vous lui promettez d’être sage… de ne pas pleurer, et de faire ce que le médecin ordonnera…

— Sans doute, mon enfant, sans cela… vous ne me verriez plus, ajoutai-je gravement.

— Vous ne verriez plus jamais monsieur, répéta madame Paul d’un air sévère.

— Mais, Paul, s’écria Irène en frappant du pied avec une adorable mutinerie, vous savez bien que maintenant je ne pleurerai plus seule, et que je ne serai plus malade, puisque je le verrai tous les jours.

La bonne gouvernante me regarda d’un air attendri. J’embrassai vivement Irène, et je lui dis : — Mais expliquez-moi donc, mon enfant, pourquoi vous avez tant de plaisir à me voir ?…

— Je ne sais pas, répondit-elle en levant ses épaules et en secouant sa tête brune avec une charmante expression d’ignorance naïve. Quand vous me regardez, je ne puis m’empêcher d’aller à vous… Vos yeux m’attirent… et puis quand vous ne me regardez plus, alors je me sens mal là. Elle mettait sa main sur son cœur. Et puis la nuit je vous vois en rêve, avec moi et les anges, là-haut… Et elle leva son petit doigt et ses grands yeux vers le ciel avec solennité… Puis elle ajouta avec un soupir : Et puis vous êtes bon comme Ivan…

Je ne pus m’empêcher de tressaillir…

Madame Paul, sans doute instruite de cette mystérieuse aventure, s’écria : — Mademoiselle, songez donc à ce que madame votre mère vous a dit.

Mais, absorbée dans ses pensées, et sans paraître avoir entendu l’observation de sa gouvernante, Irène continua :

— Seulement, quand je rêvais d’Ivan et des anges… je ne voyais jamais ma mère… là-haut ; mais depuis que je rêve de vous… ma mère est toujours avec nous… aussi je lui dis cela, à ma mère ! ajouta gravement Irène.

Madame Paul me regarda de nouveau, fondit en larmes, et s’écria ; — Ah ! monsieur, toute ma frayeur est que cette enfant ne vive pas… Elle est d’une beauté, d’un sérieux, qui, comme ses idées et son caractère, ne sont pas de son âge… ne sont pas de ce monde. Croiriez-vous qu’excepté à madame la princesse, à vous et à moi, jamais elle ne parle à personne de ce qu’elle vient de vous dire là ?… Madame la princesse lui a bien recommandé de ne pas dire qu’elle vous verrait ici, et je suis bien sure qu’elle ne le dira jamais… Ah ! monsieur, je prie tous les jours le ciel qu’il nous conserve cette enfant.

— Et il la conservera, croyez-le ! les enfants silencieux et pensifs sont toujours rêveurs et un peu exaltés ; il n’y a rien d’étonnant à cela… Rassurez-vous… Allons, adieu, Irène ; et vous, madame Paul, assurez madame la princesse de Fersen de mes respects, et dites-lui combien je suis reconnaissant de la promesse qu’elle m’a faite de m’envoyer ainsi chaque jour ma petite amie.

— À demain donc, Irène ; et je l’embrassai tendrement.

— À demain, me dit l’enfant toute souriante d’un bonheur grave et mélancolique.

Puis sa gouvernante l’enveloppa dans sa pelisse, et Irène s’en alla, non sans se retourner plusieurs fois en me disant encore adieu de sa main.

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Superstitieux comme je le suis, prédisposé aux sentiments tendres et exaltés par mon amour pour Catherine, cette conversation avait soulevé en moi les émotions les plus contraires, émotions à la fois sombres et rayonnantes, cruelles et radieuses.

J’étais heureux… car les prédictions étranges de cette enfant, qu’elle répétait à sa mère, devaient, si Catherine m’aimait, me rappeler chaque jour à son cœur… et c’était la voix de son enfant… de son enfant adorée, qui lui disait sans cesse mon nom.

Et puis encore, ce rapprochement fatal, étrange, entre la mort d’Ivan et le sort qui pouvait m’atteindre, ne devait-il pas vivement agir sur l’imagination de madame de Fersen, et exciter son intérêt pour moi ? Enfin, si elle me voyait peu, ne savait-elle pas que cette réserve de ma pari était un sacrifice cruel que je m’imposais pour elle ?

Mais aussi d’autres fois, j’avoue cette faiblesse, la persistance d’Irène dans ses prédictions me frappait malgré moi.

J’éprouvais une sorte de vertige, de charme terrible, assez pareil à celui qui vous fait regarder malgré vous au fond de l’abîme que vous côtoyéz.

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À moins que le temps ne fût trop froid ou trop pluvieux, chaque jour la gouvernante d’Irène me l’amenait.

Peu à peu sa santé redevint florissante.

Environ quinze jours après notre première entrevue, Irène m’apporta un gros bouquet de roses, en me disant que c’était de la part de sa mère, mais qu’elles n’étaient pas malheureusement aussi belles que les roses de Khios.

Ce souvenir de Catherine me charma, car je lui avais en effet parlé avec enthousiasme de ces admirables roses.

Depuis, chaque jour Irène me donnait toujours des roses ; puis, chaque jour aussi, elle me disait tout bas d’un air mystérieux, sans jamais se tromper en rien, ce que sa mère devait faire le soir… soit qu’elle dût aller à la cour, dans le monde ou au spectacle.

Grâce à cette aimable prévenance de madame de Fersen, je la rencontrais fort souvent. J’allais régulièrement à ses réceptions, je la voyais donc presque tous les soirs ; mais comme dans le monde, je me bornais à la saluer très-respectueusement et à échanger avec elle quelques mots cérémonieux, nos rencontres restaient inaperçues.

Une ou deux fois j’allai à ses matinées ; mais, par un singulier hasard, ou plutôt à cause de l’empressement dont elle était l’objet, je ne l’avais jamais trouvée seule.

J’aurais pu la prier de m’accorder une entrevue qu’elle ne m’eût pas refusée ; mais, fidèle à mon plan de conduite, je ne voulais pas la lui demander encore.

Et d’ailleurs, un sourire, un regard que nous échangions mystérieusement dans la foule, ne me payaient-ils pas mille fois de ma réserve et de ma discrétion !

Moi surtout, qui donnerais les prévenances les plus marquées, les plus évidentes pour la plus légère faveur ignorée de tous !…

Malgré les relations quotidiennes que je conservais avec madame de Fersen par l’intermédiaire d’Irène, malgré nos échanges de fleurs (car chaque jour aussi j’apportais à Irène un beau bouquet de roses que sa mère portait le soir), personne ne soupçonnait cette intimité charmante.

Pour plus de prudence, je voyais tour à tour Irène aux Tuileries, au Luxembourg, à Mousseaux ou sur les boulevards ; je ne me servais pas de mes chevaux pour aller à ces rendez-vous, de crainte d’attirer l’attention.

Je m’enveloppais dans un manteau ; enfin je me plaisais à mettre autant de mystère dans ces entrevues que s’il se fut agi de madame de Fersen elle-même.

C’était une folie… mais j’attendais l’heure de voir cette enfant innocente et candide avec une impatience amoureuse, inquiète, ardente ; je complais les minutes, les secondes, je craignais, j’espérais tour à tour, j’éprouvais enfin toutes les irritantes et délicieuses angoisses de l’amour le plus passionné.

C’est qu’aussi j’avais tant de hâte de commenter chaque mot d’Irène, pour y chercher, pour y deviner la secrète pensée de sa mère !  !… Et, quand je croyais pouvoir interpréter cette pensée d’une manière plus tendre que d’habitude, je retournais chez moi le paradis dans le cœur.

Trésors inépuisables d’un amour chaste et pur !… les sages, les athées ou les esprits forts en amour vous railleront sans doute ! Moi-même, avant mon séjour à Khios, je n’en aurais pas compris tout le charme.

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J’étais donc plus amoureux que jamais.

Madame de Fersen prenait chaque jour, par le rare assemblage de ses qualités, une grande autorité dans le monde ; la calomnie elle-même l’admirait, la louait outre mesure, afin de se donner sans doute une couleur d’impartialité qui devait rendre ses autres accusations plus dangereuses.

Mes entrevues avec Irène duraient depuis trois semaines environ.

Un soir, à une des réceptions de madame de Fersen, le prince me dit en confidence :

— L’air subtil et léger de Paris est mortel aux idées sérieuses ; les futilités du monde l’emportent sur la raison. Croiriez-vous que la femme de César devient fort indifférente aux intérêts de l’empire ? En un mot, croiriez-vous que madame de Fersen devient d’une insouciance inimaginable en politique ? concevez-vous quelque chose à cela ?

Rapprochant ce symptôme des marques d’impatience ou d’inquiétude que Catherine avait témoignées pendant le long entretien que j’avais eu chez elle avec madame de V***, je résolus de pousser plus loin cette observation.

Le lendemain, à un bal de l’ambassade d’Angleterre, où se trouvait madame de Fersen, je rencontrai madame de V***.