Voulant voir M. de Serigny dans son emploi de martyr, je passai derrière la causeuse où était madame de V***, et j’allai la saluer.
Je connaissais la vivacité de ses manières et je m’attendais à l’explosion d’une reconnaissance amicale. J’avais autrefois refusé les conditions qui auraient pu me faire réussir auprès d’elle, mais je l’avais quittée dans les meilleurs termes, en tenant très-secret tout ce qui s’était passé entre nous ; or, madame de V***, qui, par malheur, s’était souvent exposée à être peu ménagée, devait me savoir gré de ma réserve.
En effet, à peine eut-elle entendu ma voix, que, se retournant brusquement, elle me tendit la main en s’écriant avec sa volubilité habituelle :
— Quelle bonne surprise ! et que je suis heureuse de vous revoir !… Mais vous êtes donc tombé des nues, qu’on ne savait rien de votre retour ? et moi qui ai justement tant de remercîments à vous faire !… Mais, tenez, donnez-moi votre bras, nous allons nous établir dans quelque coin solitaire du salon voisin ; car vous ne savez pas tout ce que j’ai à vous dire.
Et la voilà qui se lève, qui perce la foule, qui fait le tour de la causeuse, qui vient prendre mon bras, et nous quittons le grand salon pour une autre pièce où il n’y avait presque personne.
Debout et causant à la porte de cette pièce, étaient madame de Fersen et M. de Serigny.
Madame de V*** avait en tout des façons si compromettantes, qu’avec elle rien n’était insignifiant ; aussi trouva-t-elle moyen, pendant le court trajet d’une pièce à l’autre, de se faire remarquer par son affectation à me parler à l’oreille en s’interrompant de temps à autre pour rire aux éclats.
Au moment où nous passâmes devant madame de Fersen, celle-ci, étonnée des façons bruyantes de madame de V***, me jeta un regard qui me parut inquiet et presque interrogatif.
Le ministre me toisa sournoisement, rougit un peu, modela son plus affable sourire, et dit à madame de V*** d’un air coquet sans être entendu de la princesse : — Vous allez fonder là-dedans une colonie d’admirateurs qui sera bientôt plus considérable que la métropole.
— Surtout si vous ne vous mêlez pas de son administration, répondit madame de V*** en riant comme une folle ; puis elle ajouta tout bas : — Avouez qu’il n’y a rien de tel que l’amour pour vous rendre stupide. M. de Serigny est un homme d’esprit, et vous l’entendez pourtant ! Est-il réellement flatteur d’inspirer un sentiment qui doit s’exprimer si niaisement, sous le prétexte qu’il est sincère ?
Disant ces mots, elle s’assit près d’une table couverte d’albums, je pris place près d’elle et nous causâmes.
Pendant le cours de cet entretien, deux ou trois fois je rencontrai les regards de madame de Fersen qui, chaque fois qu’elle s’aperçut de mon attention, détourna précipitamment la vue.
M. de Serigny observait continuellement madame de V***, et semblait être au supplice.
Une femme passa, madame de Fersen lui prit le bras, et elle rentra dans le salon.
Le ministre allait sans doute nous rejoindre, lorsqu’il fut arrêté par le baron de ***, qui, selon Pommerive, faisait des dots à ses filles avec ses frais de représentation.
Je ne sais si les affaires dont il entretenait M. de Serigny étaient fort importantes, mais je doute que le ministre leur ait accordé une grande attention, occupé qu’il était à épier madame de V***.
— Ah çà ! avais-je dit à celle-ci, c’est donc vrai ? vous tenez donc dans ces mains charmantes le sort de l’Europe ? Le règne des femmes souveraines et des ministres esclaves va donc revenir ? Quel bonheur ! cela sent son rococo d’une lieue, et a fort bon air… Tenez, par exemple, dans ce moment-ci, vous me paraissez furieusement embrouiller les destinées du grand-duché de ***, car le chargé d’affaires de cette pauvre cour me paraît à bout de raisonnements, et votre ministre le regarde comme s’il lui parlait turc.
— Épuisons une bonne fois pour toutes ce triste sujet de conversation, me dit vivement madame de V***, et n’y revenons plus. Eh bien ! oui, M. de Serigny s’occupe de moi avec acharnement, je ne refuse pas ses soins, et je suis même très-coquette pour lui, parce que je ne trouve rien de plus amusant que de dominer un homme aussi haut placé ; et puis, comme on me suppose autant d’influence sur lui qu’on lui suppose de confiance en moi, vous n’ayez pas idée des pièges que me tend le corps diplomatique pour me faire parler… Or, pour me divertir, je fais naïvement les demi-confidences les plus saugrenues… Mais vous voyez qu’au bout du compte tout cela peut à peine passer pour des distractions de pensionnaires. Voilà ma confession ; absolvez-moi donc, au moins par pitié, car M. de Serigny est un ennuyeux péché. Maintenant, à votre tour, voyons, dites-moi vos voyages, vos aventures, vos amours ; et je verrai si je puis vous absoudre.
— Pour parler votre langage, je vous avoue d’abord que mon plus grand péché est de vous aimer toujours.
— Tenez, me dit madame de V*** en changeant d’accent, de manières, de physionomie, et prenant un ton sérieux que je ne lui connaissais pas encore : — Vous vous êtes noblement conduit envers madame de Pënàfiel ; elle valait mille fois mieux que moi, je la haïssais, je l’enviais peut être… car elle méritait tout votre amour ! Je vous ai demandé une lâcheté qui pouvait la perdre, vous avez refusé. Pour vous, rien de plus simple… Mais cette honteuse proposition que je n’ai pas rougi de vous faire, vous l’avez tenue secrète ; vous ne vous êtes pas servi de cette arme pour frapper une femme que tout le monde attaque, parce qu’elle le mérite peut-être… Aussi, vrai, vrai comme je suis une folle, je n’oublierai de ma vie combien vous avez été bon et généreux pour moi dans cette circonstance ! — Et madame de V*** me regardait d’un air attendri, et je vis une larme rouler un moment dans ses grands yeux, ordinairement si gais et si brillants.
Je fus d’abord tenté de prendre cette larme égarée pour un savant effet de regard ; mais l’esprit de cette femme était si mobile, si changeant, que je crus à la sincérité de cette émotion passagère ; j’en fus touché ; mais chez elle la sensibilité ne pouvant être qu’un accident, je repris :
— J’ai fait pour vous ce que tout galant homme aurait fait ; mais vous, faites donc pour moi quelque chose de méritoire… voyons, aimez-moi franchement à votre manière : en coquette, en étourdie, en infidèle si vous voulez, je vous imiterai, et comme on n’est jamais plus aimable que lorsqu’on a des torts à se faire pardonner, nous serons sûrs d’être toujours charmants ; rien ne sera plus délicieux ; nous nous confierons fidèlement toutes nos trahisons ; nous nous tromperons enfin le plus loyalement du monde !…
— Monsieur Arthur, me dit madame de V***, toujours d’un air sérieux, attendri, et avec un accent qui me semblait presque ému, je vais vous dire quelque chose qui paraîtrait, à tout autre qu’à vous, très-inconvenant et très-incompréhensible ; mais rappelez-vous ceci, et croyez-le, je vous honore trop… je vous aime trop… pour vous faire passer pour le successeur de M. de Serigny…
Malgré moi, je fus frappé de l’expression avec laquelle madame de V*** me dit ces mots.
Mais son accès de sensibilité dura peu, car bientôt elle se mit à répondre avec sa malice et sa gaieté habituelles aux galanteries du ministre, qui, s’étant à grand’peine débarrassé du baron de V***, venait de se rapprocher de nous.
Me souciant fort peu d’être en tiers avec M. de Serigny, je me levai. Madame de V*** me dit : — N’oubliez pas que je reste chez moi tous les jeudis matin… afin de ne jamais venir me voir ces jours-là, qui sont le patrimoine des ennuyeux ; mais si les autres jours vos succès vous laissent un moment, n’abandonnez pas trop une ancienne amie ; vous me trouverez assez souvent le matin, et quelquefois même le soir avant ma toilette en prima sera… Puis, accompagnant ces mots du plus gracieux sourire, elle se leva, prit le bras de M. de Serigny, et lui dit : — Je voudrais une tasse de thé, car j’ai froid…
— Je suis à vos ordres, madame, dit le ministre, qui avait très-heureusement placé son sourire distrait et indifférent, pendant que madame de V*** m’invitait à venir la voir.
Rentré dans le grand salon, je cherchai des yeux madame de Fersen ; je rencontrai son regard qui me sembla sévère.
Je revins chez moi.
Lorsque je ne fus plus sous le charme de la délicieuse figure de madame de V***, et que je comparai cette légèreté hardie à la grâce sérieuse et digne de madame de Fersen ; quand je comparais le respect profond, la réserve presque obséquieuse avec laquelle les hommes l’abordaient, aux façons cavalières dont ils usaient envers madame de V***, j’éprouvais de plus en plus combien est puissante la séduction de la vertu, et je sentais mon amour pour Catherine s’en augmenter encore.
J’étais ravi de l’espoir de rencontrer le lendemain Irène aux Tuileries, et d’avoir été si bien compris par madame de Fersen ; puis encore il me semblait, était-ce une illusion de l’amour ? que madame de Fersen avait paru presque triste de ma longue conversation avec madame de V***.
CHAPITRE LI.
Les Tuileries.
J’attendis avec une extrême impatience l’heure d’aller aux Tuileries, pour y rencontrer Irène.
J’attachais mille pensées d’amour et de dévouement généreux à la présence de cette enfant qui allait arriver toute parfumée des baisers de sa mère, et chargée sans doute pour moi de mille vœux secrets.
Vers une heure, quoiqu’il fît un léger brouillard d’automne, je vis venir Irène avec sa gouvernante, femme excellente qui avait aussi élevé madame de Fersen.
Ordinairement, à Toulon, à Lyon, par exemple, où nous nous étions arrêtés quelques jours, une des femmes de la princesse, suivie d’un valet de pied, avait été chargée de mener promener Irène.
Je vis avec plaisir que madame de Fersen, en confiant cette fois sa fille à sa gouvernante, dont elle connaissait l’attachement et la sûreté, avait compris la nécessité de tenir ces rendez-vous secrets.
Les larmes me vinrent aux yeux en voyant combien Irène était changée… Sa délicieuse figure était pâle et souffrante, non plus de son habituelle pâleur, délicate et rosée, mais d’une pâleur maladive ; ses grands yeux étaient battus, et ses joues, ordinairement si fermes et si rondes, se creusaient légèrement aux pommettes.