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ment une femme de toutes les séductions coupables, qui ne lui causeraient jamais les ravissements ineffables qu’une légitime et sainte union lui aurait fait si délicieusement éprouver ?…

À mesure que je parlais, madame de Fersen me regardait avec un étonnement croissant ; enfin elle me dit :

— Comment, monsieur, vous auriez véritablement sur le mariage ces idées d’une délicatesse peut-être exagérée ?…

— Sans doute, madame, ou du moins je les emprunte, dans ma prédiction, à celui qui un jour doit être assez heureux pour se charger du bonheur de votre fille… Aussi ne trouvez-vous pas qu’un mari tel que je le lui prédis… beau, jeune, bien né, spirituel et charmant, qui penserait ainsi… lui offrirait de grandes chances de félicité durable ; car, j’en suis sûr, mademoiselle Irène sera douée de toutes les précieuses qualités de l’âme qui peuvent inspirer et apprécier un tel amour.

— Ah ! sans doute, Ce serait un beau rêve… Je vous le répète, seulement ce qui m’étonne beaucoup, c’est que vous fassiez de pareils rêves, me dit-elle d’un air assez moqueur.

— Mais pourquoi, madame ?

— Comment ? vous, monsieur, qui êtes venu chercher en Orient l’idéalité de la vie matérielle !…

— Cela est vrai, madame, lui dis-je à voix basse en la regardant fixement ; mais aussi, n’ai-je pas à l’instant quitté cette vie, lorsque j’ai dû au hasard de connaître, c’est-à-dire de pouvoir adorer une idéalité toute contraire, celle de l’esprit, de la grâce et du cœur ?…

Madame de Fersen me jeta un coup d’œil sévère.

Je ne sais ce qu’elle allait me répondre, lorsque son mari entra pour me demander si je savais l’air d’Anacréon chez Polycrate

Depuis le jour où je lui avais fait un aveu, madame de Fersen me parut vouloir éviter avec soin de se trouver seule avec moi, quoique devant nos compagnons de voyage ses manières n’eussent pas changé.

Mais, grâce à la singulière affection que j’inspirais à Irène, la princesse put difficilement accomplir son projet.

Dès que je paraissais sur le pont ou dans la galerie, l’enfant me prenait par la main et m’amenait près de madame de Fersen, en me disant :

— Venez, j’aime à vous voir près de ma mère…

D’abord je ne pus m’empêcher de sourire du dépit de madame de Fersen, qui se trouvait ainsi quelquefois obligée à des tête-à-tête qu’elle voulait éviter.

Puis craignant que cette contrariété, que je lui causais involontairement, me fit prendre en aversion par elle, j’essayai de me refuser aux instances d’Irène. Voyant qu’elle s’opiniâtrait, deux ou trois fois je la renvoyai assez durement.

La pauvre enfant ne dit pas un mot, deux grosses larmes roulèrent le long de ses joues, et elle alla silencieusement s’asseoir loin de moi et loin de sa mère.

Celle-ci voulut s’approcher d’elle pour la consoler, mais Irène repoussa doucement ses caresses.

Le soir elle ne voulut pas manger, et sa gouvernante, qui passa la nuit à la veiller, assura qu’elle avait à peine dormi, et qu’à d’assez longs intervalles elle avait silencieusement pleuré.

M. de Fersen, qui ignorait la cause de l’indisposition passagère de sa fille, n’y fit pas une grande attention, et l’attribua à l’excessive susceptibilité nerveuse de l’enfant.

Mais madame de Fersen me jeta un regard irrité.

Je la compris.

Mon aveu, en la mettant en défiance, avait dû lui faire éviter les occasions de se trouver désormais seule avec moi.

Irène ressentait un assez grand chagrin de cette sorte de rupture ; nécessairement la princesse me regardait comme la cause première de la tristesse de sa fille, qu’elle aimait avec une folle passion.

Madame de Fersen avait donc raison de me haïr. Je résolus de mettre un terme à la douleur d’Irène.

Je profitai d’un moment où j’étais seul avec madame de Fersen pour lui dire :

— Pardonnez-moi, madame, un aveu bien insensé. Je le regrette d’autant plus, qu’il n’a pas été étranger au chagrin et aux souffrances de votre pauvre enfant… Je vous donne donc ma parole, madame, de ne jamais plus vous dire un seul mot qui puisse apporter de nouveau le moindre trouble dans les joies de votre amour maternel, et m’exposer ainsi à perdre vos bonnes grâces, qui me sont si précieuses…

Madame de Fersen me tendit la main avec un mouvement de reconnaissance charmante, et me dit :

— Je vous crois, et je vous remercie du fond de l’âme, car ainsi vous ne me séparerez plus de ma fille !


CHAPITRE XLIX.

Les adieux.


Bientôt je regrettai d’avoir promis à madame de Fersen de ne jamais lui dire un mot de galanterie ; car, depuis qu’elle se trouvait tout à fait en confiance avec moi, elle me semblait de plus en plus charmante, et chaque jour je m’en éprenais davantage.

Fidèles à nos rendez-vous de la galerie, presque toujours seuls avec Irène, nos rapports furent bientôt d’une familiarité tout amicale.

J’exploitais fort habilement ma complète ignorance en politique, pour la bannir tout à fait de nos entretiens. Ainsi maître de la conversation, je l’amenais toujours sur mille questions relatives aux sentiments tendres ou aux passions.

Quelquefois, comme si elle eût redouté la tendance de ces entretiens, madame de Fersen voulait absolument parler politique. Mais alors j’arguais de mon ignorance, et la princesse me reprochait spirituellement d’agir comme ces amoureux qui prétendent toujours ne pas aimer la chasse, afin de pouvoir rester avec les femmes pendant que les maris vont arpenter la plaine.

Lorsque les longueurs de la navigation eurent établi quelques rapports d’intimité entre moi et les officiers russes de la frégate, notre conversation étant souvent tombée sur madame de Fersen, je fus frappé du profond respect avec lequel ils parlaient toujours d’elle.

— La médisance, disaient-ils, l’avait constamment épargnée, soit en Russie, soit à Constantinople, soit dans les diverses cours où elle avait résidé.

Une réputation d’irréprochable pureté est, je crois, une séduction irrésistible, surtout lorsqu’elle se rencontre chez une femme jeune, belle, spirituelle, et placée dans une position très-éminente ; car il faut qu’elle possède une puissante autorité morale pour désarmer l’envie ou pour émousser ses traits, et inspirer, comme l’inspirait madame de Fersen, un sentiment général de bienveillance et de respect.

C’était en comparant l’amour que j’avais ressenti pour madame de Pënàfiel à mon amour pour madame de Fersen que j’appréciais le charme généreux et entraînant de cette séduction.

Sans doute Marguerite avait été indignement calomniée ; j’en avais eu des preuves flagrantes ; mais, si absurdes que soient les bruits qui outragent la femme que vous aimez, ils vous causent toujours un ressentiment pénible.

En admettant même que vous parveniez à vous convaincre de leur fausseté, vous reprochez alors à la femme qui en est victime de n’avoir pas l’esprit de sa vertu.

La vie d’Hélène avait été bien pure, et pourtant le monde l’avait attaquée. Mes soins pour elle avaient seuls causé ces bruits odieux, et pourtant dans mes accès d’injustice je l’accusais de n’avoir pas su se mettre au-dessus des soupçons.

À part la grâce, l’esprit et la beauté de madame de Fersen, ce qui contribuait surtout à me la faire adorer, c’était, je le répète, sa réputation de haute et sereine vertu.

Lorsqu’ils s’opiniâtrent à combattre la résistance d’une femme sérieusement attachée à ses devoirs, la plupart des hommes ne sont souvent animés que par l’amour de la lutte, que par l’espoir d’un orgueilleux triomphe.

Ce n’étaient pas ces sentiments qui me faisaient persister dans mon amour pour madame de Fersen, c’était une sorte de confiance sans bornes dans la pureté de son cœur, dans la noblesse de son caractère ; c’était la certitude de pouvoir l’aimer avec toutes les chastes voluptés de l’âme, sans craindre d’être dupe d’une sévérité feinte ou d’une menteuse pruderie.

Je m’étais d’ailleurs si grossièrement matérialisé pendant mon séjour à Khios que j’avais un désir inexprimable de me livrer à toutes les délicatesses exquises d’un sentiment pur et élevé…

Contrariée par les vents d’équinoxe, notre traversée, y compris une longue quarantaine obligée au lazaret de Toulon, dura environ six semaines.

Je ne croyais pas avoir fait de progrès dans l’affection de madame de Fersen ; car ses manières avec moi étaient devenues de plus en plus franches et amicales. Elle m’avait naïvement avoué que mon esprit lui plaisait beaucoup, et qu’elle espérait, pendant son séjour à Paris, continuer aussi souvent que possible nos entretiens de la galerie.

Évidemment madame de Fersen me regardait comme absolument sans conséquence. Quelque pénible que fût cette découverte pour mon orgueil, j’aimais tant Catherine que je ne pensai qu’au bonheur de la voir le plus souvent possible, confiant mes espérances à la sincérité de mon affection pour elle…

Notre quarantaine terminée, nous débarquâmes à Toulon, où nous restâmes quelques jours pour visiter le port.

M. de Fersen me proposa de ne pas nous quitter encore, et de voyager ensemble jusqu’à Paris.

J’acceptai.

Je fis venir ma voiture, que j’avais renvoyée à Marseille lors de notre départ de Porquerolles, et nous nous mîmes en route pour Paris vers le commencement de novembre.

M. de Fersen voyageait avec sa femme dans une diligence, sa fille avec sa gouvernante dans une autre. Comme ma voiture de voyage était de même sorte et qu’on n’y pouvait tenir commodément que deux personnes, tous les jours, lorsque nous nous remettions en route après déjeuner. M. de Fersen me priait d’aller tenir compagnie à sa femme pendant qu’il faisait sa sieste habituelle dans ma voiture.

Irène, qui avait témoigné un chagrin profond à la seule idée de se