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ATAR-GULL.

cher précisément à son histoire, y a trait, en ce sens que le héros de l’aventure porte aussi ce nom ancien, historique, déjà illustre sous François Ier, ce nom dont quelques-uns honoraient Brulart, ainsi qu’on l’a fait observer ailleurs.

— À peine âgé de vingt-sept ans, le comte de *** avait déjà mené une existence passablement orageuse : doué par la nature d’une puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il s’était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches, et conséquemment avait beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui avait légué son père.

— Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille fort belle, mais sans fortune.

— Par hasard aussi il en devint éperdument amoureux ; c’était son premier amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c’est, on le sait, la passion la plus frénétique, la plus violente qu’on puisse imaginer.

— La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique ; mais comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l’avait élevée, s’était mariée quatre fois et possédait naturellement une prodigieuse expérience de ce bas monde, on n’accorda ni un baiser, ni un serrement de main avant l’union civile et religieuse.

— Le comte de *** avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s’appelait Marie) une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du confortable qui n’attendait que la jouissance d’une fortune brillante pour se développer.

— Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci :

— « Marie, j’ai des vices, des défauts et même des ridicules… »

— La jeune fille sourit… en montrant deux rangées de petites perles blanches.

— « Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu’à présent malheureux en duels comme en amour… »

— La jeune fille soupira, en le regardant avec un air de compassion touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux !… et comme les soupirs allaient bien à cette gorge de vierge !

— « Marie, j’avais beaucoup d’argent, beaucoup ; les chevaux, les chiens, la table et les femmes m’en ont absorbé une furieuse quantité… »

— La jeune fille sourit avec indifférence… en levant ses jolies épaules rondes…

— « Marie, il me reste, je crois, trois cent et quelques mille francs, vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire ; la vie est neuve pour vous ; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant d’une grande ville, vous sont inconnus… et, par conséquent, doivent vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j’ai peu d’argent, et beaucoup de défauts ; mais enfin voulez-vous de moi ? »

La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.

— Le comte de *** l’épousa donc.

— De quoi ses amis rirent beaucoup.

— Sa femme, jusqu’alors froide et réservée, se livra à tout le délire d’une première passion ; brune, jeune et ardente, elle sympathisa vite avec l’âme brûlante, le caractère fougueux de son mari.

Chose étrange ! la possession n’affaiblit pas leur ivresse, et les plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.

On l’a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du mariage.

Mais comme, avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie, son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le cachemire, et n’aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues ou la poussière des promenades.

— Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d’œil que c’était pitié…

— Or, un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs traits fatigués : « Arthur, — disait Marie en peignant ses longs cheveux noirs qu’elle avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris, — Arthur… encore un mois de pareil bonheur… et puis mourir… dis, mon ange, nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase jusqu’au spasme nerveux et convulsif qui fait envier notre luxe, notre ivresse toujours renaissante… Nous sommes trop heureux… il est impossible que cela dure… devançons l’heure des regrets qui viendrait peut-être ! veux-tu, dis, mon amour ?… veux-tu mourir bientôt… Un charbon parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme toujours… ensemble… »

Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à mignonnes fossettes appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son mari.

— Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard flamboyait, et une incroyable expression d’étonnement et de joie rayonnait sur son front… Il était plongé dans une ravissante béatitude… cette idée lui était venue à lui… cinq jours avant, et au fait :

À vingt-huit ans il avait vécu autant qu’il est possible de vivre avec un corps de fer, une âme de feu et des tonnes d’or ; cette passion qu’il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car il l’aimait de tout l’amour qu’il avait eu pour les chevaux, les chiens, le jeu, le vin et les filles d’opéra ou d’ailleurs.

Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si souffreteux, si chétif, si diaphane, qu’on voyait la misère au travers.

Et puis aussi, l’accord parfait qui avait existé jusque-là entre pouvoir et volonté (eût dit Scudéry) avait disparu… qu’aurait-il regretté ?…

Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu’aucune langue humaine ne peut exprimer ; — deux grosses larmes roulèrent sur ses joues flétries… ce fut sa seule, son unique réponse…

Mais le dévouement de Marie eut une si inconcevable influence sur cet être énergique, qu’il l’exalta pour quelque temps encore à un degré de puissance inouïe et presque surnaturelle… Il faut avouer que cette influence magique ne s’étendit pourtant pas jusqu’au patrimoine, car quinze jours après il était défunt. Le patrimoine ! oh ! bien défunt… et lui donc !… Bone Deus ! pauvre Arthur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« C’est donc aujourd’hui, — disait Marie, toujours belle, quoique amincie, car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée… — C’est ce soir… — répondit-il tendrement. — As-tu écrit ?… — demanda-t-elle. — Sois tranquille, on n’inquiétera personne, chère et bonne Marie. » Et ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d’Avray, car ils avaient abandonné l’idée de l’asphyxie ; c’est commun, au lieu qu’avec un bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel ombrage frais et riant ; justement on était en juillet.

« Ce n’est pas une femme, c’est un ange, » disait Arthur en voyant Marie déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal mince, friable et rempli d’une belle liqueur limpide, verte comme l’émeraude.

Ils s’étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais taillis, désert et reculé ; l’air était tiède, le ciel pur, le soleil à son déclin.

« Devine, cher adoré… comment nous allons partager cette douce liqueur, — dit la jeune femme en jetant son bras blanc et potelé autour du cou de son mari, et le baisant au front. — Je ne sais, mon ange, — répondit Arthur avec insouciance en comptant sous ses lèvres les palpitations du cœur de Marie. — Eh bien ! — dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu’un frisson voluptueux semblait courir par tout son corps, — eh bien ! mon Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents… et nous le briserons au milieu d’un de ces baisers délirants… tu sais… — Oh ! viens… donc… » dit Arthur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil se coucha.

Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d’un affreux sommeil, la langue rude et sèche… le gosier brûlant et des battements d’artères à lui rompre le crâne… Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes aiguës lui déchirer les entrailles.

Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des douleurs atroces…

Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.

— Elle n’y était plus…

Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si bien, qu’un honnête garde-chasse le recueillit, l’emmena dans sa maison et le soigna comme un fils.

L’incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.

Mais qu’était devenue Marie ? c’est ce qu’il ne put savoir.

Un matin le brave garde-chasse apporta, avec sa petite note pour les bons soins donnés à monsieur (ce qui cotait l’humanité du garde-chasse à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de l’honnête Journal de Paris.

Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien étrange.


« Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles, fort méchant, et mordant au nom de Vairdaw. »


Ce n’est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les dents du comte les unes contre les autres… continuons :


« Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la marque, pour avoir volé, avec effraction, escalade nocturne et à main armée, cinq choux et un lapin blanc ; mais, vu les circonstances atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d’une bonne réputation, et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d’une industrie qui venait d’être détruite par l’invention d’une nouvelle machine à vapeur fort économique, employée par un banquier millionnaire).

« Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc. »


Ce n’était pourtant pas non plus cette conséquence d’une civilisation très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants dans leur orbite ; voyons autre chose, nous y sommes, je crois :


« Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son domicile ; il y a tout lieu de croire qu’un suicide a mis fin à ses jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques l’auront poussé à cette extrémité, d’autant plus que l’on assure que madame la comtesse de *** est partie, la veille même ou le lendemain de la dis-