Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/218

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ma blessure m’empêchait de me redresser avec la même agilité. J’étais encore à terre lorsque quelqu’un passa rapidement près de moi ; un corps lourd tomba à la mer, et je ne vis plus le pilote, ni au timon ni sur le pont.

Songeant à mes pressentiments, oubliant le danger que nous courions, je me relevai, et, à une portée de fusil du yacht, j’aperçus le bateau-pilote ; ses matelots ramaient vigoureusement vers un point noir entouré d’écume, que je distinguais parfois à la clarté de la lune.

C’était le pilote qui nageait pour rejoindre son embarcation.

— Un fusil !… un fusil !… m’écriai-je. J’étais sûr que c’était lui.

À ce moment, un second choc du yacht sur les brisants fit tomber le grand mât avec un fracas horrible.

Pendant le moment de stupeur et de silence qui suivit cette chute, j’entendis ces mots en français : « Souvenez-vous du mystic de Porquerolles ! »

C’était le pirate. Le yacht était perdu…

La dernière scène de ce terrible drame fut si rapide, si confuse, que c’est à peine si mes souvenirs peuvent la retracer, à travers le chaos d’émotions précipitées, effrayantes, qui se succédèrent comme les éclats de la foudre pendant un orage.

À un troisième et dernier choc, le yacht, soulevé par une immense lame sourde, retomba de tout son poids sur un banc de rochers aigus.

Déjà crevée, la cale se défonça presque entièrement, j’entendis, dans l’intérieur du navire, l’eau qui s’y précipitait en bouillonnant comme dans un gouffre.

La mer l’avait totalement envahi !

Malgré ma blessure, qui me tenait un bras fixé contre ma poitrine, j’allais me jeter à la mer, lorsque je vis paraître Falmouth sur le pont ; il s’appuyait sur Williams.

À ce moment une autre lame énorme, prenant le yacht par son travers, le chavira complètement.

Je me sentis rouler jusqu’au bord du navire, puis enlevé, étourdi, écrasé par une pesante masse d’eau qui passa sur moi en tonnant comme la foudre.

De ce moment, je perdis à peu près toute perception des événements.

Ce dont je me souviens seulement, c’est que je ressentis longtemps une oppression effroyable ; j’étouffais quand j’ouvrais la bouche pour respirer ; j’aspirais des gorgées d’une eau amère et tiède ; mes oreilles tintaient douloureusement, un poids énorme me pesait sur les yeux ; je me sentais défaillir…

Néanmoins je fis des efforts désespérés pour nager.

Il me parut encore que tout à coup je respirai plus librement, que je vis le ciel, et plus près de moi une masse de rochers rougeâtres…

Je crus enfin sentir une main vigoureuse me soulever par les cheveux, et entendre la voix de Falmouth qui me disait : « Nous sommes, quittes ! Adieu !… »

Je ne me rappelle rien de plus ; car bientôt je tombai dans un engourdissement douloureux, auquel succéda l’insensibilité la plus profonde.


DAPHNÉ. — NOÉMI. — ANATHASIA.
Séparateur


CHAPITRE XXXIX.

L’île de Khios.


Je retrouve ce fragment de journal, écrit un an après le naufrage du yacht de lord Falmouth sur la côte de Malte.

Si j’avais la moindre prétention littéraire, je n’oserais dire que ces pages tracées sous l’impression du moment, peignent très-naïvement la nature enchanteresse au milieu de laquelle je venais de vivre, durant une année, dans le plus doux far niente du cœur.

En effet, ce paradis que je m’étais créé vient de renaître, pour ainsi dire, à mes yeux, avec son luxe de beauté antique, avec son palais de marbre blanc doré par le soleil, avec son ciel d’azur, avec sa verdure d’orangers aux parfums enivrants, avec ses horizons vermeils qui encadraient si magnifiquement les eaux bleues de la côte de l’Asie d’Europe…

Cette année aura peut-être été l’année la plus heureuse de ma vie… car ses jours rapides et fleuris ne m’ont pas causé la moindre souffrance morale.

Je n’ai pas une seule fois, si cela se petit dire, senti mon cœur.

Mais, hélas ! pourquoi les sens n’ont-ils pas tué l’âme dans cette lutte ? pourquoi le plaisir n’a-t-il pas tué la pensée ?

La pensée ! cette royauté de l’homme, dit-on… Véritable royauté, en effet, car elle est fatale comme toutes les royautés !

La pensée ! cette couronne ardente qui brûle et consume le front où elle rayonne !…

Suivant mon habitude de classer mes souvenirs heureux, j’avais intitulé ce fragment : Jours de soleil.

Le ton insouciant, léger et moqueur qui règne parfois dans cet écrit, me semble offrir un singulier contraste avec le caractère sombre et désolant des événements dont je viens d’évoquer la mémoire.

JOURS DE SOLEIL.
Île de Khios, 20 juin 18…

Je ne sais ce que l’avenir me réserve ; mais, ainsi que je disais autrefois dans mes jours de tristesse et de désolation, « comme il faut plus se défier de soi que de sa destinée, » je veux au moins un jour, en relisant ces pages, revoir les riants tableaux au milieu desquels je vis maintenant si heureux.

J’écris ceci le 20 juin 18.., dans le palais Carina, situé sur un des côtés de l’île de Khios, environ un an après la perte du yacht.

Lors de ce grand péril, ce pauvre Henri m’a sauvé la vie. Malgré sa blessure, il nageait vigoureusement vers le rivage. Me voyant sur le point de me noyer, car je pouvais à peine me servir de mon bras gauche, Falmouth m’a saisi d’une main, et de l’autre luttant contre la houle, il m’a déposé mourant sur la grève.

Mes forces s’étaient sans doute épuisées par les émotions du combat, par ma blessure, par mes efforts désespérés lors du naufrage ; car je suis resté longtemps en proie au délire d’une fièvre ardente dont j’ai été guéri par les soins excellents du médecin que Falmouth m’avait laissé.

J’étais si gravement malade qu’on fut obligé de me transporter à Marsa-Siroco, petit bourg maltais voisin de la côte où avait péri la goëlette ; je restai dans ce village jusqu’à ma parfaite convalescence. Lorsque le délire me quitta et que je pus causer, le docteur m’apprit les circonstances dont je viens de parler, et me remit une lettre de Falmouth que je joins à ce journal.

« Après tout, j’aime encore mieux, mon cher comte, vous avoir sauvé de la noyade que de vous avoir logé une balle dans la tête, ou d’avoir reçu de vous un semblable souvenir d’amitié.

« J’espère que la vigoureuse douche que vous avez reçue pendant ce naufrage sera d’un effet salutaire pour l’avenir, et qu’elle vous aura délivré de vos accès de folie.

« Mes projets sont changés, ou plutôt redeviennent ce qu’ils étaient d’abord ; plus que jamais je tiens à me passer ma fantaisie du brûlot de Canaris ; mais comme la méchanceté diabolique de ce pirate-pilote, que la potence réclame, a perdu mon pauvre yacht, j’ai frété un bâtiment à Malte et je pars pour Hydra.

« Au revoir. Si nous nous retrouvons un jour, nous rirons fort, je l’espère, de tout ceci.

« H. Falmouth.

« P. S. Je vous laisse le docteur, car on dit les médecins maltais détestables. Il vous remettra une lettre de recommandation pour le lord gouverneur de l’île.

« Renvoyez-moi le docteur à Hydra par la première occasion quand vous n’en aurez plus besoin. »

Je suis maintenant si engourdi par le bonheur, que c’est à peine si je me souviens des regrets poignants que dut me laisser cette lettre si froidement railleuse…

Une fois à Malte, je vis lord P…, qui fut pour moi d’une obligeance parfaite. — Il fit faire les recherches les plus actives pour découvrir le prétendu pilote. Ce misérable avait en effet appartenu à la marine anglaise, mais depuis deux ans il avait quitté les fonctions de pilotage de l’île de Malte.

Son signalement fut envoyé dans tout l’Archipel, où on le soupçonnait d’exercer la piraterie.

Je vis chez lord P… un certain marquis Justiniani, descendant de cette ancienne et illustre maison de Justiniani de Gênes, qui donna des ducs à Venise et des souverains à quelques îles de la Grèce.

Le marquis possédait d’assez grandes propriétés dans l’île de Khios qui venait d’être récemment ravagée par les Turcs.

Il me parla d’un palais appelé le palais Carina, bâti vers la fin du seizième siècle par le cardinal Ange Justiniani. Le marquis avait longtemps loué ce palais à un aga. La description qu’il me fit de cet édifice et du climat me séduisit. Je lui proposai de partir pour Khios, de visiter l’habitation et le parc qui en dépendait, et de lui louer ou de lui acheter le tout si cela se trouvait à ma convenance.

Nous partîmes.

Après trois jours de traversée nous débarquâmes ici.

Partout les Turcs avaient laissé les traces sanglantes de leur passage ; ils tenaient garnison dans le château de Khios. — Ma qualité de Français et l’attitude ferme et digne de notre marine et de nos consuls dans le