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Plus je songeais à l’admirable proposition de Falmouth, plus j’appréciais la sollicitude exquise, presque paternelle, qui la lui avait dictée… moins je m’en sentais digne.

Je ne pouvais comprendre, je ne pouvais croire que le service que je lui avais rendu en le mettant à l’abri du danger valût une telle abnégation de lui-même. Cet ordre de pensées m’amena bientôt à rabaisser tout en qu’il y avait eu de véritablement généreux dans ma conduite envers Henri.

Monomanie étrange ! Au contraire de ces hommes qui, faisant des bassesses par nature, emploient toutes les ressources de leur intelligence à prouver que leur conduite est honorable, je parvins à force de sophismes à avilir à mes yeux une noble action dont je devais être fier.

Après tout, me disais-je, quel service si énorme ai-je donc rendu à Falmouth pour qu’il me fasse des offres si magnifiques ? Je lui ai sauvé la vie… soit ; mais Williams, mais le dernier matelot de son yacht se serait trouvé dans une position semblable que je l’aurais également secouru…

C’était donc de ma part un premier mouvement instinctif, et non le fruit de la réflexion.

Et puis, cette action m’avait-elle coûté ? Non, je n’avais pas hésité un instant ; le mérite en était donc médiocre, car la valeur d’une action ne saurait être jugée qu’en raison des sacrifices qu’elle impose.

Un millionnaire donnant un louis à un pauvre m’a toujours peu touché ; ce pauvre, partageant ce louis avec un plus malheureux que lui, me paraîtrait sublime.

Une fois sous l’obsession de ces paradoxes, aussi tristes d’insensés, je ne m’arrêtai plus.

Ma bravoure ne fut pas moins rabaissée à mes propres yeux.

En me montrant si intrépide dans ma lutte contre ces pirates, me disais-je, avais-je un moment pensé à l’honneur de soutenir dignement le nom français aux yeux des Anglais, à délivrer la mer des brigands qui l’infestaient, à prouver à Falmouth que, malgré la faiblesse maladive de mon caractère, je possédais au moins le courage d’action ; avais-je au moins été emporté par la soif du danger, par une fureur aveugle, mais pleine d’audace : non… j’avais sans doute obéi à un instinct machinal de conservation ; j’avais rendu coup pour coup ; j’avais voulu tuer pour n’être pas tué. Il n’y avait donc pas plus de grandeur et de noblesse dans mon action que dans la rage désespérée de l’animal aux abois qui se rue avec férocité sur l’ennemi qui l’attaque.

Puis, pour dernier argument contre moi-même, je me demandais pourquoi mon cœur se remplissait ainsi de tristesse et d’amertume. Il fallait que mon action ne fût pas complètement grande, puisque les sentiments élevés qu’elle avait éveillés dans mon âme s’effaçaient déjà pour faire place aux doutes les plus odieux sur moi et sur Falmouth.

Hélas ! la terrible conclusion de toutes ces imaginations maudites ne devait pas se faire attendre.

Maintenant que je réfléchis de sang-froid à ce cruel aveuglement, je songe que j’étais peut-être poussé à cette impitoyable analyse par une jalousie misérable que je ne m’avouais pas.

N’étant pas capable d’un dévouement semblable à celui de Falmouth, sans doute je voulais le flétrir en lui trouvant une arrière-pensée misérable.

Peut-être encore voulais-je me soustraire à une influence que je redoutais…

Je fis donc une sorte d’inventaire glacial de ce que me devait Falmouth et de ce qu’il m’offrait… On eût dit l’énumération funèbre des dépouilles d’un mort…

Ceci me parut évident, irrécusable, à savoir : que le prix que Falmouth mettait au service que je lui avais rendu était exorbitant.

Pourquoi m’offrait-il ce prix exorbitant ?

Je venais de trop me rabaisser à mes yeux, je me sentais trop avili, même par ces doutes, par ces calculs ignobles, pour croire un instant que la sympathie qu’il disait éprouver pour moi fût réelle ; ne m’avait-il pas avoué qu’un tact très-délicat lui indiquait toujours les âmes d’élite pour lesquelles il devait ressentir quelque affinité ?

Comment alors un caractère si généreux pouvait-il éprouver de l’attrait pour moi, si indigne, si incapable d’en inspirer ?

Quel intérêt a-t-il donc à feindre cette exagération ?

Son nom est beaucoup plus illustre que le mien, sa fortune est énorme, sa position est des plus éminentes ; ce n’est donc pas la vanité qui peut le rapprocher de moi…

Son courage est connu, ce n’est donc pas un défenseur qu’il peut vouloir en moi.

Son esprit est vif, brillant, original ; et pendant de longues années il a vécu seul, je ne puis donc être à ses yeux une sorte de bouffon…

Je fus longtemps, je l’avoue, à trouver quel était l’intérêt qui faisait agir Falmouth…

Tout à coup, à force de creuser l’abîme fangeux des plus hideux instincts, une idée infernale me vint à l’esprit.

J’eus un moment d’exécrable triomphe : j’avais deviné…

Je crus tout comprendre, tout expliquer par cette étrange, par cette abominable interprétation.

Un horrible vertige me saisit…


CHAPITRE XXXVII.

Le duel.


J’écrivis à la hâte les lignes suivantes en réponse à l’admirable lettre de Falmouth.

Je sonnai et je lui envoyai le billet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[1]

Comme toujours, une fois cette lettre partie, lorsque je revins à moi, lorsque je réfléchis à cet outrage infâme… je fus épouvanté.

Si je m’étais trompé !!!

J’aurais donné ma vie pour ne pas avoir écrit ces lignes terribles.

Il n’était plus temps.

Ma chambre était séparée de celle de Falmouth par une cloison.

Dans une épouvantable anxiété, j’écoutai…

Lorsque le valet qui avait apporté ma lettre à Falmouth eut refermé la porte, il se fit un profond silence.

Puis tout à coup un mouvement impétueux renversa une chaise… Et j’entendis Falmouth se précipiter à la porte d’un pas lourd et incertain, car il pouvait à peine marcher.

Il allait venir.

Mon cœur battait à se rompre.

Ses pas approchèrent.

Je me sentis mouillé d’une sueur froide… j’eus peur.

Ma porte s’ouvrit brusquement. Il entra se traînant sur sa canne.

De ma vie… non, de ma vie je n’oublierai l’expression de colère fulgurante qui éclatait sur son visage ; on eût dit un masque de marbre illuminé par deux yeux flamboyants.

— Vos armes ! s’écria-t-il d’une voix vibrante d’indignation en me montrant la lettre qu’il tenait à la main. Vos armes !!

Un remords affreux me saisit, il fut si violent qu’il m’inspira une lâche rétractation de mon infamie.

— Henri ! lui dis-je en lui montrant cette lettre d’un air désespéré, pardon.

Pardon !… Vous ne voulez donc pas vous battre ? s’écria Falmouth avec rage.

Le rouge me vint au front, la honte de me voir soupçonné de faiblesse m’exaspéra, et je lui répondis : — Monsieur… mes armes seront les vôtres.

— Je vous fais grâce de ces délicatesses. Quelles sont vos armes ? finissons-en… répéta-t-il durement.

J’allais éclater ; mais, me souvenant que Falmouth était chez lui, je me contins.

— Vous et moi, lui dis-je, nous sommes trop blessés, je crois, pour pouvoir nous servir de nos épées… le pistolet sera donc l’arme la plus convenable.

— C’est juste, dit Falmoulh en se laissant tomber sur un fauteuil.

Il sonna.

Un de ses gens entra.

— Priez M. Williams de descendre, dit Falmouth.

Le valet sortit.

— Williams et Geordy nous serviront de témoins, me dit impérieusement Falmouth.

Je fis un signe de consentement machinal… j’étais anéanti.

Williams descendit.

— Où sommes-nous, Williams ? Quelle est la terre la plus proche ?

— Le vent ayant soufflé du nord depuis ce matin, milord, il nous met en bonne route pour Malte. S’il continue, nous pourrons y arriver demain soir.

— Tâche donc, mon brave Williams, de nous y conduire le plus tôt possible… Mais donne-moi ton bras pour rentrer chez moi.

Je restai seul.

Je n’ai pas besoin de dire l’amertume de mon désespoir.

Ravivée par une fièvre ardente qui se développa, ma blessure me fit de nouveau beaucoup souffrir.

Plongeant à chaque instant dans les vagues soulevées par le vent, dont la violence augmentait d’heure en heure, la goëlette recevait de rudes secousses. Ce tangage me causait un ébranlement si douloureux, que parfois je ne pouvais retenir un cri aigu.

Le docteur vint s’informer de mes nouvelles et me demander comment je me trouvais ; par une sorte d’obstination puérile, je lui cachai mes souffrances.

Cet homme appartenait à Falmouth. Un scrupule exagéré m’empêchait d’accepter désormais ses soins.

Quelles heures je passai, mon Dieu ! Cette crise fut épouvantable.

Les émotions que je venais de ressentir, jointes à l’ardeur de la fiè-

  1. Toute cette lettre se trouve soigneusement raturée dans le manuscrit du Journal d’un Inconnu.