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affreux, me dis-je… ne me devra-t-il pas les avantages dont ce doute l’empêche de jouir ?

« Vous m’avez souvent dit que vos accès de défiance et de misanthropie chagrine sont les seuls véritables malheurs de votre vie… Mais savez-vous ce qui les cause, ces accès ?… l’incarnation morale dans laquelle vous vivez !

« Votre imagination est vive, ardente ; n’ayant pas d’aliment, elle vous prend pour victime !

« De cette réaction continuelle de votre esprit sur votre cœur, de ce besoin insatiable d’occuper votre pensée, naît cette funeste habitude d’analyse qui vous pousse à de si horribles études, qui vous conduit à de si désolantes découvertes chez vous et chez les autres !

« Croyez-moi, mon ami ; car pendant bien des nuits j’ai profondément réfléchi aux conditions de votre caractère, et je crois dire vrai ; croyez-moi, du moment où vous aurez donné une glorieuse pâture à l’activité dévorante qui vous obsède, ce sera avec délices, ce sera avec une confiance ineffable que vous vous indulgerez dans l’impression des sentiments tendres. Vous y croirez aveuglément, car vous n’aurez plus le temps de douter.

« Avant de savoir ce que vous valiez, ce voyage de Grèce m’avait semblé pour vous une occupation suffisante ; mais maintenant que je vous connais mieux, je le sens, ce voyage n’est plus en proportion avec la puissance de conception que j’ai reconnue en vous. Maintenant, enfin, que je compte sur vous comme je compte sur moi, de nouveaux horizons se sont ouverts à ma vue. Ce n’est plus à des entreprises stériles que je voudrais employer notre courage et notre intelligence… J’ai un plus noble but… peut-être le regarderez-vous comme une chimère ; mais réfléchissez, et vous reconnaîtrez qu’il a de nombreuses chances de succès.

« Le problème que j’avais à résoudre était donc celui-ci : vous rendre heureux sans me nuire, c’est-à-dire sans vous quitter ; occuper assez magnifiquement votre esprit pour qu’il ne me disputât plus votre amitié ; appliquer enfin à quelque grand intérêt toutes vos précieuses qualités, qui, laissées sans emploi, se dénaturent et deviennent fatales, comme ces substances généreuses que la fermentation rend délétères.

« Quand je vous ai parlé de l’Angleterre, de son avenir, de la part que je prenais dans les luttes où se débattaient des destinées, je vous ai vu attentif, curieux, ému… de nobles, d’éloquentes paroles vous sont échappées ; vous avez émis, avec toute la naïveté de l’inspiration, des idées neuves, hardies. J’ai bien étudié vos mouvements, vos traits, votre accent ; tout m’a convaincu que si vous le voulez, mon ami, vous serez appelé à agir puissamment sur les hommes. Votre savoir est vaste, vos études sont profondes, votre caractère est ardent et fier, votre position indépendante, votre nom recommandable… écoutez mon projet.

« Nous allons d’abord à Malte, pour laisser arriver le terme de votre guérison, et prendre le repos dont vous avez besoin. Nous renonçons au brûlot de Canaris, et nous retournons en Angleterre.

« Lors de vos voyages dans mon pays, vous ne vous êtes guère occupé d’études sérieuses ; cette fois, guidé par moi, qui partage vos travaux, vous étudierez le mécanisme du gouvernement anglais, ses intérêts, son économie, etc. ; puis nous allons demander les mêmes renseignements à l’Allemagne, à la Russie, aux État-Unis, afin de compléter votre éducation politique.

« Si je ne savais la maturité précoce de votre esprit, mon ami, je vous dirais de ne pas trop vous effrayer de ce grave itinéraire. Tous deux jeunes, riches, gais, intelligents, forts et hardis, comme le sont deux frères qui comptent l’un sur l’autre, nous marchons à notre but en nous reposant de l’étude dans les plaisirs, et des plaisirs dans l’étude.

« Notre position dans le monde et l’espèce même de nos études, nous obligeant à parcourir tous les degrés de l’échelle sociale, nous mettent dans chaque pays en rapport avec toutes les supériorités de nom, d’intelligence ou de fortune. Savez-vous, enfin, quel est l’horizon lointain de cette existence si brillante, de cette ambition qui met en jeu toutes nos facultés, des plus futiles jusqu’aux plus élevées ? Savez-vous, enfin, quelle est pour vous la récompense de ces occupations attachantes, mêlées des joies du monde et partagées par l’amitié la plus constante ? le savez-vous ?… Peut-être les soins de la destinée d’un grand peuple, car vous pouvez un jour devenir ministre… premier ministre.

« Quant aux moyens à employer pour atteindre ce terme, qui va vous paraître incommensurable, nous en causerons, et vous verrez que votre savoir, que votre nom, que votre fortune, que vos longues études politiques, que l’expérience des hommes et des choses que nous aurons acquise pendant nos voyages vous ouvriront les portes du pouvoir, soit que vous vous présentiez à la Chambre des députés, soit que vous entriez dans la carrière diplomatique par quelque emploi important.

« En tout cas, mon ami, votre direction devient la mienne : si vous restez à Paris comme membre du gouvernement, j’accepte près de la cour de France une mission que j’ai longtemps refusée ; si vous êtes envoyé près de quelque cabinet étranger, je puis assez compter sur mon influence pour être sûr d’aller vous rejoindre.

« Sans doute, notre position est telle que ni vous ni moi n’avons besoin de ces places pour nous retrouver, et continuer les rapports dont nous sommes si heureux ; mais, je vous l’ai dit, il nous faut avant tout combattre votre ennemi mortel… le désœuvrement, et le combattre d’une manière grande, élevée, en tout digne de votre intelligence. Or, mon ami, aurons-nous jamais une plus noble ambition ? nous occuper de la destinée de nos deux pays ! voir notre amitié servir de lien à leurs intérêts, les unir, les confondre… comme elle a uni et confondu nos cœurs !

« Et ne me dites pas que ceci soit un rêve, une chimère… Des gens d’un talent médiocre sont arrivés au terme que je vous propose. Et d’ailleurs, lors même que le succès du voyage serait incertain, la route n’est-elle pas admirable ? De quelle fécondité pour l’avenir ne seront pas nos tentatives, en admettant même qu’elles soient folles ?

« Allons, allons, Arthur, du courage ; usez fièrement, grandement des dons que le destin vous a prodigués, et surtout, mon ami, échappez à cette inaction si funeste à votre repos et à votre cœur.

« Oh ! échappez-lui ; car, je vous l’avoue, maintenant votre amitié m’est si chère, votre bonheur m’est si précieux, que je ferais tout au monde pour les voir l’un et l’autre abrités par quelque noble et légitime ambition.

« Voilà mes projets… voici mes espérances… Qu’en pensez-vous, mon ami ? Je vous ai écrit tout ceci, parce que, malgré moi, j’ai craint qu’en vous parlant, une raillerie, un doute de votre part ne vint glacer mon éloquence ; et comme, avant toute chose, je tenais à vous convaincre, j’ai pris le parti de parler seul.

« Afin de pousser la bizarrerie jusqu’au bout, je vous demande une réponse écrite.

« Selon que vous accepterez ou non ces offres d’une amitié sincère, votre lettre datera un des jours les plus heureux ou les plus malheureux de ma vie.

« H. F. »


CHAPITRE XXXVI.

Défiance.


Avant de recevoir cette lettre… j’étais profondément heureux… j’étais plein de confiance et de sécurité dans l’affection de Falmouth pour moi, j’étais plein de foi dans celle que je ressentais pour lui ; pourquoi ces pages si simples et si touchantes changèrent-elles tout à coup ce jour brillant en une nuit profonde ?

Deux fois je relus cette lettre…

Ce qui me frappa d’abord fut le sublime, l’inexplicable dévouement de Falmouth, qui, pour m’arracher au désœuvrement qu’il considérait comme si fatal à mon bonheur, m’offrait de partager mes voyages, mes études et jusqu’à la carrière que le succès pouvait m’ouvrir.

Ce qui m’étonna beaucoup aussi… ce qui me blessa presque… fut l’exagération nécessairement moqueuse avec laquelle Falmouth parlait de mon mérite ; mérite qui, selon lui, n’allait pas moins qu’à faire de moi un premier ministre… ou un ambassadeur.

Malheureusement, sans doute, je ne suis pas né pour comprendre les magnifiques exaltations de l’amitié ; car la résolution de Falmouth me sembla si exorbitante, si en dehors de toutes proportions humaines, si au-dessus des preuves que j’avais pu lui donner de mon affection, que je me demandai plusieurs fois si c’était bien à moi qu’il faisait cette offre… et comment j’avais pu mériter qu’il me la fit.

Si ce que j’avais fait pour lui n’était pas digne de ce dévouement de sa part… quel était donc le motif qui l’avait engagé à m’offrir tant… pour si peu ?…

Je ne subis pas sans lutte l’influence de ces malheureuses pensées, car je prévoyais quelque prochain et terrible accès de défiance.

Plusieurs fois je voulus détourner mon esprit de la pente fatale où je le voyais s’engager, mais je me sentais entraîné malgré moi vers les noirs abîmes du doute.

Épouvanté, je fus sur le point d’aller trouver Henri et de le supplier de me sauver de moi-même… de m’expliquer pour ainsi dire tout ce qui me semblait incompréhensible dans son admirable dévouement, de le mettre à la portée de mon esprit, encore peu fait à ces amitiés puissantes et radieuses dont il était si ébloui qu’il ne pouvait les contempler sans vertige. Mais une fausse, mais une misérable honte me retint ; je vis une faiblesse, une lâcheté, un humiliant aveu d’infériorité dans ce qui eût été de ma part une preuve touchante de confiance et d’abandon.

Malgré moi, je sentis avec terreur qu’il allait en être de mon amitié pour Falmouth comme des autres sentiments que j’avais éprouvés. Cette amitié était à son paroxysme, elle devait délicieusement occuper ma vie, agrandir mon avenir… Il me fallait la briser.

J’éprouvais une sensation étrange ; il me semblait que mon esprit descendait rapidement d’une sphère idéale, peuplée des figures les plus enchanteresses, vers un désert sombre et sans bornes.

Une comparaison physique expliquera cette impression toute morale. Les ailes qui m’avaient quelque temps soutenu dans la région des plus divines croyances me manquant tout à coup, je retombai sur le sol aride et dévasté de l’analyse, au milieu des ruines de mes premières espérances !

Ma foi, jusque-là si sincère et si pure à l’amitié, à la sainte amitié, devait, hélas ! augmenter encore ces tristes débris…