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broderies ! on ne sait par où commencer ; et le collier de la Toison-d’Or ! Vous me disiez un jour que c’était une distinction d’un grand prix ! Je puis donc la comparer à votre amour pour moi… car je le porte de même… ici, au cœur. »

Voici d’ailleurs l’indication du tableau telle qu’elle était portée au livret.

N… M. Frank, peintre.
CLAIRE et EGMONT.

claire. — « Ah ! laisse-moi donc me taire ! laisse-moi te tenir ! laisse moi fixer mes yeux sur les tiens ! y trouver tout : consolation, espérance, joie, douleur. (Elle l’embrasse et le regarde fixement.) Dis-moi, dis, je ne comprends pas ? Es-tu bien Egmont ? le comte d’Egmont ? ce grand d’Egmont qui fait tant de bruit, dont on parle, dans les gazettes, dont les provinces attendent leur bonheur ?

egmont. — « Non, Claire, je ne suis pas cet Egmont-là.

claire. — « Comment ?

egmont. — « Écoute, mon amie ; que je m’asseoie. (Il s’assied, Claire se met à genoux devant lui sur un tabouret, appuie ses deux coudes sur les genoux d’Egmont et tient ses yeux attachés sur les siens.) L’Egmont dont tu parles est un Egmont chagrin, solennel, froid, contraint de s’observer sans cesse, de prendre tantôt un masque, tantôt un autre ; il est persécuté, méconnu, ennuyé, pendant que le monde le tient pour gai, libre et joyeux ; il est aimé d’un peuple qui ne sait ce qu’il veut ; entouré d’amis auxquels il ne peut se confier ; observé par des hommes qui ont à cœur de le pénétrer et de s’emparer de lui ; travaillant et se fatigant souvent sans but, presque toujours sans fruit. Oh ! fais-moi grâce de l’énumération de tout ce que cet Egmont-là pense et éprouve !… Mais cet Egmont que voici, Claire, il est sincère, heureux, tranquille ; il est aimé et connu du cœur le plus sensible que, de son côté, il connaît à fond, et qu’avec un amour, une confiance sans bornes il presse contre le sien… cet Egmont-là, enfin, Claire (il la serre dans ses bras), c’est ton Egmont !…

claire. — « Que je meure donc ! le monde n’a pas de joies comparables à celle-ci. »

(Goethe. — Egmont, acte ii, scène 3.)

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Le libre choix du sujet d’un tableau m’a toujours paru renfermer la juste portée de l’intelligence de l’artiste ; là est sa pensée, sa poésie ; or, je l’avoue, cette scène indiquée par le livret me semblait merveilleusement choisie.

Je cherchai néanmoins ce tableau avec le secret espoir de le trouver médiocre et peu digne de la haute inspiration que le peintre avait demandée à l’un des chefs-d’œuvre de Goëthe.

Hélène m’avait semblé trop heureuse… Si je l’avais trouvée triste, celle pensée mauvaise et envieuse ne me fût pas sans doute venue à l’esprit.

Je cherchai donc longuement ce tableau ; enfin je le découvris dans l’exposition la plus défavorable, à moitié caché par la gigantesque et massive bordure d’un grand portrait.

La toile de Frank était ce qu’on appelle un tableau de chevalet ; il pouvait avoir trois pieds et demi de hauteur sur deux pieds et demi de largeur.

Je l’ai dit, j’étais, à ma honte, arrivé devant cette œuvre avec des dispositions malveillantes ; mais ce qui tout d’abord, sans les effacer, me les fit oublier un instant, ce fut ma surprise et bientôt mon admiration involontaire, en reconnaissant la douce figure d’Hélène, qui avait sans doute posé pour le personnage de Claire !…

C’était Hélène ! dont le charme et la grâce indicibles étaient encore poétisés par la divine puissance de l’art, car lui seul peut donner aux traits qu’il reproduit, même fidèlement, ce caractère inexplicable, grandiose, presque surhumain, qui est peut-être aux traits vivants ce que la perspective historique est aux événements.

Plus j’examinais ce tableau, plus j’admirais malgré moi, et avec les angoisses d’une jalousie haineuse, un talent plein de fraîcheur, de mélancolie, et d’élévation, joint à une haute intelligence de la nature et des passions.

Quant à Egmont, on ne pouvait voir une physionomie plus mâle et plus expressive. Si quelques plis du front révélaient la trace ineffaçable des soucis politiques, si sa pâleur trahissait la réaction dévorante et concentrée de cette ambition qu’Egmont cachait sous de frivoles dehors ; on voyait qu’une fois du moins, près de Claire, libre de tous ennuis, oubliant ses projets hasardeux, il venait rafraîchir son front brûlant à la douce haleine de cet ange de dévouement et de candeur, qui, comme dit Goëthe, « avait si souvent endormi ce grand enfant. » Le sourire du comte était plein de calme et de sérénité, ses yeux rayonnaient de confiance et d’amour ; sa pose, si allègrement débarrassée de la roideur de l’étiquette, était d’un abandon plein de grâce, tandis que ses deux belles mains pressaient avec tendresse les deux mains de Claire, accoudée sur les genoux de son Egmont qu’elle contemplait avec idolâtrie. Dans ce regard profond et admiratif de Claire on lisait enfin ces mots : « Moi, pauvre fille obscure… je suis aimée d’Egmont… du grand Egmont ! » Modestie naïve et enchanteresse qui rend l’amour de cette jeune fille à la fois si chaste, si humble et si passionné !

Quant aux accessoires de ce tableau, leur extrême simplicité avait été habilement calculée, afin de faire ressortir davantage encore la splendeur du costume d’Egmont. C’était l’intérieur d’une pauvre maison flamande ; le rouet de Claire, les meubles de noyer à pieds tors et bien luisants ; à gauche, une petite fenêtre garnie de vitraux entourés de plomb et ombragés au dehors par les pousses vertes d’un houblon, qui couvraient à demi la cage d’un oiseau. À cette fenêtre, pour la première fois sans doute, Claire avait vu Egmont, lorsque, passant sur son beau cheval de bataille à la tête de son armée, le comte, avec sa grâce sans pareille, l’avait saluée de son épée d’or, en baissant son panache ondoyant.

Enfin, au-dessus de la haute cheminée à manteau de serge, on voyait une naïve et grossière gravure populaire, représentant le grand Egmont ! Informe dessin, que Claire avait souvent contemplé, rêveuse, sans pourtant songer qu’un jour ce grand capitaine serait à ses genoux ! ou plutôt qu’elle serait aux genoux d’Egmont ; car c’est avec une admirable sagacité que le peintre avait ainsi choisi l’attitude de Claire, véritable symbole de l’amour de cette admirable enfant, toujours si timidement agenouillée, si reconnaissante du bonheur qu’elle donne.

Une lumière douce et rare éclairait ce tableau presque entièrement voilé de clair-obscur, car le coloris, bien que large, puissant et vigoureux, était d’une harmonie, d’une suavité merveilleuses ; dans les accessoires rien de vif, d’éclatant, de heurté, n’attirait les yeux. Claire était vêtue du costume noir et simple des jeunes Flamandes, et d’Egmont, de velours brun, brodé d’argent ; ainsi tout l’intérêt du regard, si cela se peut dire, se concentrait absolument sur ces deux admirables figures.

Je l’avoue, malgré mes préventions contre Frank, depuis le Charles-Quint de M. Delacroix, la Marguerite et le Faust de M. Scheffer, les Enfants d’Édouard de M. Delaroche, je n’avais peut-être jamais été plus profondément remué par l’irrésistible puissance du génie.

Sous l’influence de ce charme entraînant, ne pensant qu’à jouir de ce que je voyais, je me laissais aller aux mille impressions que ce tableau éveillait en moi ; mais cette première effervescence d’admiration involontaire une fois calmée, mon envie revint d’autant plus cuisante, que je sentais mieux tout ce qu’il y avait de grand et d’élevé dans le talent du mari d’Hélène.

Je regardai sur le livret : ce beau tableau était encore à vendre. Un pauvre cadre, dont, malgré moi, la nudité me fit mal, entourait ce chef-d’œuvre à peine visible, et relégué, à l’extrémité de la galerie, parmi toutes les misérables peintures qu’on exile de ce côté.

Je jugeai d’après cela du peu de renom de Frank ; sans doute arrivant d’Allemagne, sans appui et sans protection, il avait abandonné son tableau à tous les hasards de l’exposition.

Quelques grands et vrais talents meurent, dit-on, ignorés ou restent méconnus : je ne le crois pas ; une première chance peut n’être pas heureuse, mais le vrai mérite atteint toujours inévitablement son niveau. Cette réflexion, que je crois juste, je la fis alors en songeant avec amertume que tôt ou tard le remarquable talent de Frank serait révélé, et que son obscurité, dont j’aurais voulu me réjouir, ne devait être que passagère.

Je cherchai le numéro et les sujets des aquarelles, aussi indiquées sur le livret. Elles démontraient, comme le tableau, la poétique intelligence du peintre.

L’une était tirée du Roi Lear de Shakspeare ; l’autre encore de Goëthe, de son beau drame de Gœtz de Berlinchingen.

Non loin du tableau de Frank, je trouvai ces deux dessins de grande dimension.

Le sujet du premier était cette triste et touchante scène dans laquelle la noble fille du bon vieux roi, Cordelia, épie le retour de la raison de son père, que la cruauté de ses autres filles ont rendu fou, et qui s’écrie : « Où suis-je ? est-ce la belle lumière du jour ? Je suis cruellement maltraité ; je mourrais de pure pitié d’en voir un autre souffrir ainsi. — Oh ! regardez-moi, seigneur ! lui répond la douce Cordelia. Étendez vos mains pour me bénir… Non, seigneur, ce n’est pas à vous à vous mettre à genoux, » s’écrie-t-elle en retenant les mains de son père qui, toujours tremblant et égaré, veut s’agenouiller devant sa fille, en disant : « Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi ; je suis un pauvre bon radoteur de vieillard ; j’ai passé mes quatre-vingts ans, et, pour parler sincèrement, je crains de n’être pas dans mon bon sens. — C’est moi, c’est votre fille ! lui crie Cordelia en pleurant et mouillant ses mains de larmes. — Vos larmes mouillent-elles ? dit le vieux roi. Oui, en vérité ! reprend-il ; oh ! je vous en prie, ne pleurez pas ! si vous avez du poison pour moi, je le prendrai ; je sais bien que vous ne m’aimez pas, car vos sœurs, autant que je me le rappelle, ont, hélas ! bien mal agi envers moi. »

Toute la tristesse craintive du pauvre vieux roi, toute la tendresse cou-