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le boulevard de la Bastille. La lune jetait une lueur indécise à travers les nuages rapides qui obscurcissaient son disque, car il ventait beaucoup, et une pluie fine et serrée tombait avec abondance. Il pouvait être environ neuf heures.

Parmi quelques maisons isolées, situées près de l’ancien jardin de Beaumarchais, je remarquai une d’elles, parce qu’elle me parut neuve et singulièrement propre ; elle était très-petite, et une grille à hauteur d’appui défendait une espèce de carré de jardin, pareil à ceux qu’on voit devant les maisons en Angleterre. En dehors de ce jardin et à l’un des angles de la maison, était une porte verte à marteau de cuivre ; il n’y avait qu’un étage, trois fenêtres au rez-de-chaussée et trois fenêtres au premier. À travers les volets fermés, je remarquai deux trous très-petits, sans doute destinés à laisser passer le jour à l’intérieur ; une vive lumière s’échappait de ces ouvertures pratiquées à la hauteur de mes regards. Je cédai à un moment d’insouciante curiosité et je regardai.

On avait laissé les rideaux ouverts ; je pus donc voir à travers les vitres l’intérieur de cet appartement.

Mais que devins-je, grand Dieu ! quand je reconnus Hélène !

J’étais stupéfait, car je la croyais encore en Allemagne avec sa mère.

Je détournai un instant ma vue ; car mon émotion était saisissante, profonde.

Et mon cœur battait si violemment que ses pulsations m’étaient douloureuses ; pourtant, dominé par une ardente curiosité, je regardai de nouveau.

— Oh ! qu’Hélène me parut embellie ! Elle n’était plus frêle et un peu courbée comme autrefois, ses épaules étaient élargies, ses formes plus développées, plus arrondies ; mais sa taille charmante, toujours fine et svelte. Puis ses joues fraiches et roses, son front calme et pur, tout son extérieur, enfin, révélait une apparence de quiétude et de sérénité qui, je l’avoue, me fit un mal horrible ; car je me vis à tout jamais oublié… puisqu’elle ne semblait pas souffrir.

Hélène était vêtue d’une robe de soie noire, ses admirables cheveux blonds tombaient en grosses boucles sur son front et sur son cou, et, comme toujours, je remarquai qu’elle était chaussée à ravir.

À mesure que mon œil s’habituait à regarder par un si petit espace, l’horizon que je pouvais embrasser s’agrandissait ; aussi, je ne puis exprimer ce que je ressentis, quand à travers une porte entr’ouverte je vis un berceau d’enfant !…

Hélène, assise dans un profond fauteuil, ses jolis pieds croisés l’un sur l’autre, lisait à la lueur d’une lampe à abat-jour de soie verte qui me rappela notre salon de Serval. De temps à autre, elle posait son livre sur ses genoux, et par un mouvement qui me fit tressaillir à la fois de doux et amers souvenirs, elle appuyait son menton frais et blanc sur le dos de sa main gauche, dont le petit doigt seul était relevé le long de sa joue, avec son ongle luisant et poli comme une coquille rose.

Hélène, de temps à autre, attachait un regard tantôt inquiet sur la pendule, tantôt distrait sur le feu qui jetait une vive flamme ; quelquefois aussi elle semblait écouter attentivement du côté du berceau, et reprenait sa lecture puis, en lisant, elle allongeait machinalement un des soyeux et élastiques anneaux de sa belle chevelure, et le portait à ses lèvres ; autre manie enfantine qui la faisait gronder bien souvent par sa mère, et qui, hélas ! me vint douloureusement encore rappeler mes beaux joues de Serval !

L’intérieur de ce petit salon était de la dernière simplicité ; à côté d’Hélène, sur une table couverte d’un tapis, je reconnus un vase de Saxe venant de sa mère, et contenant une de ses fleurs de prédilection ; les murs de cet appartement, tendus de papier rouge, étaient couverts d’une foule de cadres de bois de chêne remplis d’aquarelles et de dessins. Enfin, des plâtres moulés sur des bas-reliefs antiques parfaitement choisis, et quelques belles épreuves des eaux-fortes de Rembrandt, complétaient les modestes ornements de cette pièce.

Comme j’examinais tout cela avec un intérêt et une angoisse indicible, j’entendis le bruit d’une voiture, et je m’éloignai précipitamment.

À peine étais-je sur le boulevard, qu’un fiacre s’arrêta devant la maison d’Hélène, un homme de haute taille, mais dont je ne pus voir les traits, en descendit, passa près de moi, et ouvrit la petite porte verte, qui se referma sur lui.

Aussitôt, plus curieux que jamais, je revins aux volets, mais la lumière avait complétement disparu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir remarqué le numéro de la maison, je rentrai chez moi…

Dire ce que cette nouvelle complication de tristesse me fit éprouver, serait impossible.

Hélène était donc mariée ; mais avec qui ? où était sa mère ? Comment, moi, son parent le plus proche, n’avais-je pas été instruit de cette union ? Il fallait donc que l’aversion d’Hélène fût bien opiniâtre, puisqu’elle n’avait pas même rempli à mon égard un simple devoir de convenance ? Mais qui était son mari ? D’après ce que j’avais pu voir, sa position de fortune était des plus médiocres ; Hélène se trouvait-elle heureuse ainsi ? — Hélas ! son charmant visage, si placide et si calme, me le disait assez ! car j’avais autrefois pu voir quelles traces douloureuses et profondes le chagrin imprimait à ses traits.

Elle se trouvait donc heureuse !… heureuse sans moi ! heureuse… quoique pauvre peut-être ! Si cela était en effet ; si la richesse devait être de si peu pour son bonheur, quel odieux mépris n’avais-je pas dû lui inspirer, lorsque je l’accusais si lâchement de cupidité ?

Je passai une triste nuit. Heureusement mon impatiente curiosité d’être mieux instruit du sort d’Hélène, vint faire une diversion puissante à mes chagrins en les variant, si cela se peut dire.

Voulant être absolument instruit de toutes les particularités qui regardaient ma cousine, je pensai à divers moyens.

J’avais un de mes gens qui en voyage me servait de courrier ; c’était un garçon alerte, très-adroit et d’une rare intelligence. J’eus un moment envie de le charger d’épier et d’aller aux renseignements ; mais, pensant que ce serait peut-être gravement compromettre Hélène, je me décidai à agir moi-même.

Le succès me parut un peu difficile, car la maison était isolée ; il n’y avait ni voisins, ni portier à interroger, et pour rien au monde je ne me serais présenté chez Hélène.

Je poursuivis néanmoins mon projet.


CHAPITRE XXVII.

Le musée.


Le moyen que j’employai, pour savoir qui était le mari d’Hélène, fut fort simple ; et un hasard assez heureux me le fournit.

Le lendemain matin, je m’étais rendu, dans un fiacre à stores baissés, en face de la petite maison du jardin Beaumarchais, afin d’examiner si quelque circonstance imprévue ne faciliterait pas mes projets. Je n’attendis pas longtemps ; sur les neuf heures, un homme chargé d’un paquet de journaux frappa à la porte verte et remit son journal à une femme assez âgée, que je reconnus pour avoir appartenu à ma tante.

J’ordonnai à mon fiacre de suivre le porteur de journaux ; et lorsque, après en avoir distribué trois ou quatre autres dans plusieurs maisons du boulevard, cet homme prit une rue adjacente, je descendis de voiture, et allant à lui :

— Dites-moi le nom des cinq personnes pour lesquelles vous venez de distribuer vos journaux ? il y a deux louis à gagner.

Cet homme me regardait tout interdit.

— Je vous demande cela par suite d’un pari, lui dis-je. Ces renseignements, si vous me les donnez, ne peuvent d’ailleurs vous compromettre en rien. Et je lui mis deux louis dans la main.

— Ma foi, monsieur, volontiers ; comme les bandes de mes journaux sont imprimées, il n’y a pas, je crois, grand mal à vous les montrer.

Je pris un crayon, et j’écrivis les noms qu’il me dicta ; il m’en nomma trois ou quatre fort insignifiants pour moi, et enfin, en arrivant au numéro de la maison d’Hélène, il me dit : — Monsieur Frank…, peintre.

Je lui demandai, pour dérouter ses soupçons, s’il n’y avait pas, dans la liste de ses abonnés du boulevard, un monsieur de Verneuil ?

Il chercha, me répondit que non, me remercia, et je revins chez moi presque heureux.

Le nom de Frank me paraissait étranger ; ainsi Hélène s’était sans doute mariée, pendant son voyage en Allemagne, à un artiste, selon toute apparence encore peu connu, car je ne l’avais jamais entendu nommer.

J’allai cependant ce jour même au Musée, espérant trouver peut-être dans le livret quelques indications sur le mari d’Hélène.

Je ne puis m’expliquer quel intérêt me faisait agir ; presque certain du bonheur d’Hélène, mes découvertes ne pouvaient que m’être pénibles ; mais, soit que je ne visse dans ces tristes préoccupations qu’un moyen de distraire ma pensée du souvenir de Marguerite, soit que j’obéisse malgré moi à l’influence d’un sentiment mal éteint dans mon cœur, sortant de l’apathie où je m’engourdissais depuis quelques jours, je mis à ces investigations une activité qui m’étonna.

L’exposition tirait à sa fin : j’entrai dans la galerie ; il n’y avait presque personne. J’ouvris le livret et je trouvai en effet le nom de monsieur Frank, boulevard Beaumarchais, n. … Un tableau et deux aquarelles étaient inscrits sous ce nom.

Un fragment d’une scène du Comte d’Egmont, de Goethe, indiquait le sujet du tableau.

Le peintre avait choisi la fin de la délicieuse entrevue de Claire et du comte d’Egmont, qui, à la prière de sa naïve maîtresse, est venu dans le modeste asile qu’elle habite avec sa mère, vêtu de ses splendides habits de cour. « Quelle magnificence ! » s’est écriée Claire, en admirant avec une joie enfantine le costume éblouissant de celui qu’elle aime d’une passion si profonde et si candide. « Et ce velours, reprend-elle, et ces