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qu’un bonnet de madame Baudrand ; jamais vous ne m’avez semblé plus jolie. Allons, mon ange, mon don Juan féminin, viens tromper à la fois les amants d’hier et ceux de demain… et faire à ce pauvre marquis défunt une nouvelle infidélité posthume.

D’abord elle m’écouta stupéfaite, puis elle jeta un cri déchirant, me repoussa avec violence, et disparut dans sa chambre à coucher dont j’entendis brusquement fermer le verrou.

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Je revins chez moi comme un homme ivre.

Je n’avais qu’une sorte de perception confuse de ce qui venait de se passer.

Le soir je fus pris d’un accès de fièvre très-violent ; j’eus, je crois, le délire toute la nuit.

Le lendemain, mon valet de chambre me remit un paquet cacheté.

C’étaient mes lettres à Marguerite.

— Qui a apporté cela ? lui dis-je.

— Mademoiselle Vandeuil, monsieur, à deux heures du matin.

— Et madame de Pënàfiel ?

— Madame la marquise est partie cette nuit en poste ; ses gens ignorent dans quelle direction.


CHAPITRE XXVI.

Rencontre.


Il est inutile de dire l’amertume de mes regrets et de mes remords après le départ de madame de Pënàfiel. Je ressentis, dans un autre ordre d’idées, les menus déchirements qu’autrefois, en suite de ma rupture avec Hélène. Seulement, avant du renoncer absolument à cette noble fille, il m’était resté longtemps un doux et vif espoir d’obtenir sa main ; tandis que je ne pouvais plus penser à revoir Marguerite. Comme toujours, l’affection qu’elle m’avait témoignée m’apparut dans toute son enivrante douceur lorsque je l’eus perdue, et, par une contradiction fatale, je me sentais l’aimer plus passionnément que jamais.

Je m’appesantissais avec une sorte de jouissance cruelle sur tout ce que je venais de sacrifier si indignement, non pas à la défiance, mais à une espèce de monomanie aussi méchante qu’imbécile ; j’en souffrais affreusement sans doute, mais qu’importait cela ? Le fou furieux souffre aussi ; le mal qu’il fait est-il moins du mal ?

Que dirai-je encore ? l’image de cette femme séduisante m’apparaissait plus belle, plus voluptueuse que jamais. Enfin cette désolante vulgarité, qu’on ne connaît le prix du bonheur qu’alors qu’on la perdu, fut le thème douloureux que mon désespoir varia sous toutes les formes.

Accablé par un regret aussi écrasant, que pouvais-je faire ?

Hélas ! lorsque l’homme est d’une nature si malheureuse que l’amour, l’ambition, l’étude ou les obligations ne lui suffisent pas pour occuper son esprit et son cœur ; lorsque surtout il dédaigne ou méconnaît cette bienfaisante nourriture spirituelle que la religion lui offre comme un salutaire et inépuisable aliment ; son âme, ainsi privée de tout principe généreux, réagit à vide sur elle-même ; alors les chagrins sans nom, les mornes et pâles ennuis, les doutes rongeurs, désespérants fantômes, naissent presque toujours de ces élucubrations ténébreuses, solitaires et maladives.

Si l’homme, au contraire, applique cette énergie qui s’use et se dévore elle-même, à l’observance rigoureuse des lois que Dieu et l’humanité lui imposent ; s’il parvient à jalonner, pour ainsi dire, sa carrière, par l’accomplissement de ses devoirs, à se tracer de la sorte une route nette et droite, qui aboutisse à une espérance d’immatérialité après la mort ; la vie de l’homme devient logique et se déduit conséquemment du principe qui le fait agir et des fins auxquelles il tend. Alors tout s’enchaîne avec un admirable ensemble ; chaque effet a sa cause et son résultat. Enfin, au lieu d’errer misérablement sans intérêt, sans espoir et sans frein, il marche vers un but. Fausse ou vraie, il suit du moins une voie… et si les magnifiques perspectives qui la couronnent, et sur lesquelles il attache si ardemment le regard, ne sont qu’un mirage éblouissant… qu’importe !… si ce consolant et divin mirage la conduit au terme de son existence, le cœur rempli de joie, d’espérance et d’amour !

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Mais, hélas ! ces nobles pensées avaient beau me venir à l’esprit, je ne me sentais ni le vouloir ni l’énergie de les suivre.

Aussi je retombais de tout le poids de mon abattement dans le vide de mon cœur. Je sentais mon mal, et je n’avais pas le courage de chercher sa guérison. J’agissais avec la faiblesse de ces gens qui s’opiniâtrant dans la douleur, préfèrent une souffrance sourde et continue à l’action héroïque, mais bienfaisante, du fer ou du feu.

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Je menais une vie misérable ; le jour je faisais défendre ma porte aux rares visiteurs que ma réserve et mon isolement dans le bonheur n’avaient pas éloignés de moi. Quelquefois aussi je me livrais à des exercices violents, je montais à cheval, je faisais des armes avec fureur, afin de me briser, de m’anéantir par la fatigue, croyant ainsi engourdir la pensée dans l’épuisement du corps.

Puis, quand le soir arrivait, j’éprouvais je ne sais quel âpre et étrange plaisir à m’envelopper d’un manteau, et à errer ainsi seul à l’aventure dans Paris, surtout par des temps sombres et orageux.

Je me livrais alors à une sorte d’emportement dédaigneux, aussi ridicule que puéril, en passant devant de somptueux hôtels devant les théâtres éclairés, en voyant ces voitures rapides qui se croisaient en tout sens pour aller à ces fêtes : — Moi aussi, si je voulais, j’ai ma place dans ces salons joyeux, dans ce monde si splendide et si envié ; si je voulais, à cette heure, mes chevaux impatients m’y transporteraient ! Cette existence que je dédaigne ferait la joie et l’orgueil du grand nombre, et pourtant, par je ne sais quel honteux caprice qui insulte au bonheur tout fait que le destin m’a donné, je préfère errer ainsi à pied, en promenant une tristesse incurable à travers ces rues fangeuses. Une femme belle et jeune, noble et spirituelle, qui réunit enfin tout ce qui peut flatter la vanité de l’homme, m’a enivré de l’amour le plus pur, et après deux mois d’un bonheur idéal, sans raison et sans honte, j’ai follement, j’ai brutalement foulé aux pieds cet amour avec colère et mépris ! Et je n’ai pas même le courage de cette colère et de ce mépris, car maintenant je rougis de ma conduite, je pleure, je suis le plus misérable des hommes ; je vais me cachant comme un criminel ; et ces créatures immondes et effrontées qui errent çà et là dans la boue, me parlent… à moi… À moi qui, à cette heure, pourrais être aux genoux d’une femme dont tous admirent l’élégance, l’esprit et le charme ! d’une femme qui m’avait offert de réaliser le rêve de la félicité la plus souveraine, et qui peut-être à cette heure tiendrait ma main dans la sienne, et me dirait d’une voix enchanteresse et les yeux humides de tendresse : — À vous mon âme, à vous ma vie !…

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En vérité, cela était affreux, et pourtant, par une bizarrerie fatale de mon malheureux esprit, je trouvais une sorte de jouissance aussi amère qu’inexplicable dans le contraste de ce présent si sombre, si abject, et de ce passé si éblouissant.

C’était donc un soir, cinq ou six jours après le départ de Marguerite ; je me trouvais alors dans le douloureux paroxysme de mes regrets. La nuit était sombre, la pluie tombait, fine et froide ; je m’enveloppai dans un manteau, et je sortis.

Je ne m’étais jamais figuré l’effroyable tristesse des rues de Paris à cette heure ; rien de plus lugubre que la pâle réflexion des réverbères sur ces pavés couverts d’une boue noire et fétide, et dans l’eau stagnante des ruisseaux. En marchant ainsi au hasard, je pensais souvent à l’épouvantable sort d’un homme sans asile, sans pain, sans ressource, et errant ainsi que j’errais.

Je l’avoue, quand ces idées venaient m’assaillir, si je rencontrais sur mon chemin, par ces nuits orageuses, quelque femme portant un enfant déjà flétri par la misère, ou un vieux mendiant tremblant et décharné, je leur faisais une riche aumône, et, quoique le vice eût sans doute plus de part à leur détresse que la destinée, j’éprouvais un moment de bien-être en voyant avec quelle stupéfaction ils touchaient une pièce d’or.

Et puis alors se déroulait à ma vue l’effroyable tableau de la misère ! non pas de la misère isolée de l’homme qui, bâtissant une hutte de feuilles ou se blottissant dans le creux d’un rocher, pourrait au moins respirer un air vif et pur, et avoir pour consolation le soleil et la solitude ; mais cette misère sordide et bruyante des grandes villes, qui se rassemble ou se presse dans d’infects réduits pour avoir chaud.

J’avais alors des terreurs insurmontables, en me supposant obligé par je ne sais quelle fatalité de vivre de la même vie, pêle-mêle avec ces malheureux que la pauvreté déprave autant que le crime.

Je pâlissais d’effroi ; car la condition la plus laborieuse, mais exercée dans la solitude et au grand air, ne m’aurait jamais épouvanté ; mais quand je songeais encore à cette existence fortement rapprochée, à ce contact hideux et continu des gens des prisons et des bagnes, par exemple ! il me prenait quelquefois des frayeurs si folles, que je ne pourrais dire avec quelle dilatation, avec quel bonheur je retrouvais, en rentrant, ma maison bien éclairée, mes gens attentifs, mes livres, mes tableaux, mes portraits, tout cet intérieur paisible et confortable enfin où je me précipitais comme dans un lieu de refuge.

Oh ! c’est alors qu’à genoux, à deux genoux je remerciais mon père de la fortune que je lui devais ! Triste reconnaissance que celle-là ! qui avait besoin d’une frayeur sordide pour me monter au cœur et ranimer un instant ces souvenirs déjà si lointains et si oubliés !

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Mais je reviens à ma promenade nocturne.

Un soir, tout en suivant les rues presque machinalement, j’arrivai sur