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gnais d’avoir été un instant la dupe ridicule. Je crus de nouveau et plus opiniâtrément que jamais à toutes les odieuses calomnies d’autrefois. Aussi, cruellement irrité d’avoir cédé à un élan de noble confiance, et un moment oublié ce que j’appelais ma pénétration et ma sagacité, les ressentiments les plus détestables se soulevèrent dans mon cœur. Partant enfin de cette supposition, que ce que Marguerite me proposait avec une grâce si charmante, elle l’avait pareillement proposé à d’autres, sans doute dans les mêmes termes et en feignant la même naïve et joyeuse espérance ; ne trouvant alors rien de plus révoltant que cette fausseté gratuite, rien de plus sot que mon rôle, si je paraissais croire à ce désir soudain de bonheur ignoré, que j’étais censé éveiller dans le cœur de Marguerite, concentrant mon dépit haineux en une ironie glaciale, je répondis :

— Sans doute ce projet est du dernier joli, et cette idée de retraite mystérieuse au milieu de Paris me paraîtrait fort originale, si je ne savais que c’est une redite… Or, quant à moi, dans certaines circonstances, je les trouve insipides.


Lord Falmouth.

— Mon Dieu, avec quelle froideur vous accueillez ma proposition ! me dit tristement Marguerite en s’apercevant enfin du changement de mes traits ; moi qui croyais vous voir partager ma joie !… moi si heureuse, si profondément heureuse de cet avenir de bonheur et de mystère !

— Cette joie imperturbable prouve du moins la fraîcheur toujours renaissante de vos sensations ; sans cela, vous seriez, ce me semble, un peu blasée sur cette espèce de bonheur et de mystère-là…

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que cette retraite ne sera pas témoin pour la première fois de ces amours secrets et passionnés dont je dois être le héros… à mon tour.

— En vérité, je ne vous comprends pas, Arthur ; expliquez-vous… Tenez, je ne sais pas pourquoi, mais vous me glacez…

— Vous voulez que je m’explique ?… Eh bien ! soit. Se faire dire certaines choses qu’on sait à merveille est une fantaisie comme une autre, par exemple, comme celle d’éprouver successivement ses amants par la solitude… dernière épreuve après laquelle ils sont sans doute définitivement classés selon leurs mérites.

— Je vous dis que je ne vous comprends pas, Arthur ; et pourtant votre regard froid et ironique me fait mal, il me rappelle ce jour affreux où… Mais dites, qu’avez-vous ? Expliquez-vous, mon Dieu ! expliquez-vous ! que pouvez-vous me reprocher ? Ce projet vous déplaît-il ? j’y renonce, n’y pensons plus ; mais, au nom du ciel, dites-moi ce que vous avez ? D’où vient ce changement ? Hier encore, ce matin, vous étiez si bon, si aimant… votre dernière lettre… était si tendre !…

— Hier et ce matin encore, j’étais un sot et un aveugle ; je suis peut-être tout aussi sot à cette heure, mais au moins j’ai les yeux ouverts.

— Les yeux ouverts ! répéta Marguerite sans comprendre.

— Quant à ma dernière lettre, vous savez comme moi… mieux que moi, que, s’il est encore assez difficile de bien feindre la vérité dans la parole, dans le geste et dans l’accent, rien n’est plus facile et plus vulgaire que de mentir dans une phrase étudiée, réfléchie tout à l’aise… Ainsi, lorsque je vous ai écrit cette dernière lettre… si tendre comme vous dites, je venais d’obtenir un rendez-vous de madame de V*.

— Arthur ! Arthur ! vous plaisantez cruellement, et, sans le vouloir, vous me faites bien du mal.

— Je ne plaisante pas, je vous jure ; je parle au contraire très-sérieusement, très en ami… afin que vous ne soyez pas plus dupe de ma fausseté… que je ne veux l’être de la vôtre.

— Dupe ?… dupe de ma fausseté ?

— Oui.

— Dupe de ma fausseté !… quelle expression étrange dans votre bouche ! Et pourquoi seriez-vous ma dupe ? Qu’est-ce que cela signifie ? Mais c’est inexplicable… et à quel propos, mon Dieu ! me dites-vous cela ?

— Je vous dis cela à propos de ce que vous savez mieux que moi : c’est que je ne suis pas le premier de vos amants à qui vous ayez proposé cette divertissante pastorale de faubourg.

Marguerite joignit ses mains et les laissa tomber sur ses genoux en me regardant avec des yeux fixes et arrondis par la stupéfaction et la douleur. Mais je continuai résolument, bien que le cœur me battit fort et vite, et que le souvenir du dernier entretien que j’avais eu autrefois avec Hélène me traversât la pensée, brûlant et douloureux comme un trait de feu.

— Voyez-vous, ma chère, au milieu des distractions du monde, on peut assez convenablement remplir son office d’amant, et ignorer de bonne grâce les antécédents de cœur de l’objet aimé. Rien de plus ridicule, d’ailleurs, que cette inquiétude du passé ; car vous appartient-il ? L’avenir reste, et le diable sait ce qu’il nous réserve. Mais, pour remplir avec quelque supériorité ce rôle d’amant sans aïeux… dans cette mystérieuse idylle qui a pour spectatrices habituelles vous et votre femme de chambre ; mais pour jouer au moins comme les autres à « une maisonnette et son cœur ! » il faut être meilleur ou plus mauvais comédien que je ne le suis. D’honneur, ma chère Marguerite, je craindrais trop de paraître inférieur à mes nombreux devanciers, et je tiens à vous laisser la bonne opinion que vous avez de moi.

— Ah ! mon Dieu, je fais là un rêve affreux et je souffre beaucoup, dit-elle en portant ses mains tremblantes à son front.

Mes artères battaient à se rompre ; j’avais par instant la conscience de causer un terrible chagrin à cette malheureuse femme, en flétrissant avec une ironie si grossière et si insolente l’avenir enchanteur qu’avait rêvé son amour. Je me figurais en frémissant ce qu’elle devait souffrir si véritablement j’avais été sa première affection depuis la mort de son mari. Mais ma défiance ombrageuse, encore exaltée par les souvenirs de tant de bruits odieux répandus sur Marguerite, et surtout ma crainte d’être dupe, étouffant ces lueurs de raison, je ne trouvai pas d’expression assez méprisante pour insulter à ce que j’appelais l’implacable fausseté de cette femme.

Bientôt elle fondit en larmes.

Elle ne s’indigne pas de mes soupçons ! elle supporte de pareilles brutalités ! La sincérité serait moins patiente, le mensonge seul est lâche. Elle m’a d’ailleurs cédé, pourquoi n’aurait-elle donc pas cédé à d’autres ?… Telles furent les seules pensées que fit naître en moi cette douleur silencieuse et éplorée.

Elle pleura longtemps.

Sans lui dire un seul mot de consolation, je la regardai d’un air sombre et haineux, irrité contre moi, et l’accusant pourtant des mille sentiments douloureux qui m’agitaient.

Tout à coup Marguerite redressa son visage pâle et marbré, regarda autour d’elle avec égarement, se leva droite et fit un pas ou deux en disant : — Non, non, ce n’est pas un rêve, c’est une réalité… c’est bien… Puis, les forces semblant lui manquer, elle retomba sur son fauteuil.

Alors, essuyant ses yeux, elle me dit d’une voix ferme : — Pardon de cette faiblesse ; c’est que, voyez-vous, depuis que je vous ai tout dit,