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— La confiance ne vous manque pas, au moins.

— Est-ce donc être vain que de désirer, que d’espérer ardemment ?…

— Ces lettres ? ces lettres ?

— Toujours cette plaisanterie ? Quant à cette épreuve, je vous le répète, je la trouve parfaite, car quelle femme pourrait avoir l’ombre de confiance, d’estime ou de tendresse pour un homme capable d’une telle misère ? Ne devrait-elle pas craindre qu’un jour aussi ses lettres ?…

— Certes, elle pourrait craindre cela, si elle était assez sotte pour écrire… ajouta madame de V* avec une assurance dégagée qui me choqua.

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Par la fin de notre entretien, je m’assurai qu’en effet madame de V* ne me donnerait quelque espérance qu’au prix de cette perfidie.

Ce calcul me parut doublement odieux de sa part ; sans doute parce qu’il blessait mon amour-propre, en cela que chez madame de V* le désir de se venger de madame de Pënàfiel (vengeance dont j’ignorais d’ailleurs le motif) passait avant le goût qu’elle prétendait ressentir pour moi.

Je suis sorti de chez madame de V* assez désappointé. J’avais compté sur une entrevue sinon plus tendre, du moins beaucoup plus décisive ; la réputation de légèreté de madame de V* étant telle que je croyais voir agréer mes soins sans conditions ; or, celles qu’elle me faisait positivement étaient aussi exorbitantes qu’inadmissibles.

Chose étrange ! autant hier, lorsque je songeais à tromper Marguerite, mon amour pour elle m’avait paru s’accroître… autant aujourd’hui, après cette sorte d’échec à la trahison que je méditais, mon affection semble se refroidir.

Cette impression, peut-être exagérée, sera sans doute éphémère ; mais je l’éprouve,

En pensant à la soirée que je vais passer près d’elle, je sens que je me serais montré beaucoup plus tendre, beaucoup plus aimable, si j’avais eu quelque tort réel à me reprocher et à lui cacher.

Sans doute j’avais bien agi en me refusant à ce que madame de V* espérait de moi, mais je ne pouvais trouver dans mon procédé, si naturel d’ailleurs, aucune satisfaction de conscience ; car Marguerite me plaisait beaucoup plus que son ennemie ; en n’hésitant pas entre elles deux, je n’avais fait aucun sacrifice.

Néanmoins il m’est presque impossible de ne pas ressentir une sorte de violent dépit contre madame de Pënàfiel en pensant que, sans l’inimitié qu’elle a inspirée à madame de V*, il m’eût sans doute été facile de lui faire une infidélité passagère, qui aurait eu pour moi beaucoup de charmes et de piquant.

Rien de plus égoïste, de plus injuste, de plus cruellement ridicule que mon irritation contre Marguerite, parce qu’elle m’a involontairement privé d’un plaisir dont l’éclat pouvait lui devenir une peine amère.

J’avoue ces misères ; mais je pense ainsi, et c’est sous l’influence de ces idées que je vais me rendre chez madame de Pënàfiel.

Quelle sera l’issue de cette soirée ? Je ne sais, mais j’ai de tristes pressentiments.


CHAPITRE XXV.

Méfiance.


Fatale, fatale soirée que celle-là[1] ! Pourrai-je me la rappeler ?… Oui, mes souvenirs sont encore si douloureux qu’ils ne me manqueront pas.

Je suis arrivé à neuf heures et demie à l’hôtel de Pënàfiel, dans une disposition d’esprit aigre et maussade.

— Comme vous venez tard ! m’a dit Marguerite en souriant et d’un ton de reproche amical ; mais j’ai tellement hâte de vous dire mon secret, mes projets du mois de mai, que je ne veux pas perdre de temps à vous gronder. Asseyez-vous là, près de moi, et soyez muet.

Satisfait de cette recommandation, qui me permettait de cacher mon humeur chagrine, je baisai la main de Marguerite, et je lui dis d’un air sérieux, qu’elle crut feint : — Me voici d’une gravité, d’une attention complète ; je vous écoute.

— Tout ce que j’espère, c’est que cet air grave, cette attention, seront tout à l’heure fort dérangés par l’étourdissement imprévu de ce que j’ai à vous dire, ajouta en riant madame de Pënafiel, mais qu’importe ! ne m’interrompez pas… Je voulais aller ce matin chez mademoiselle Lenormand, non-seulement à cause de mon jour de naissance, mais encore parce que j’étais curieuse de savoir si cette rare devineresse m’aurait su prédire que le plus grand bonheur que j’aie rêvé de ma vie était sur le point de se réaliser. Ce bonheur le voici : le 1er mai je quitte Paris…

— Vous partez !…

— Silence, me dit Marguerite en mettant son doigt sur ses lèvres ; vous voilà déjà tout ému, rien qu’au commencement ; que sera-ce donc tout à l’heure ? Je reprends : je pars le 1er mai, n’emmenant avec moi qu’un homme de confiance et ma vieille femme de chambre, mademoiselle Vandeuil. Le but apparent de mon voyage est un séjour de quelques mois dans une de mes terres, en Lorraine, que je n’ai pas visitée depuis longtemps…

— Je devine…

— Vous ne devinez pas du tout. À six lieues de Paris je m’arrête ; je laisse ma voiture chez le père de ma femme de chambre qui m’est tout dévoué, et je reviens à Paris, devinez où ?

— En vérité, je ne sais…

— Dans une modeste mais charmante petite demeure, située au fond d’un quartier perdu, et je m’y installe sous le nom de madame Duval, jeune veuve arrivant de Bretagne à Paris pour s’occuper d’un procès… Eh bien ! que vous disais-je ? vous voilà, comme je m’y attendais, tout étonné, tout stupéfait, dit Marguerite.

Je n’éprouvais ni étonnement, ni stupéfaction, mais un sentiment bien autre.

Soit par suite de la disposition chagrine de mon esprit irrité ou de ma défiance naturelle, ces projets de retraite venaient de rappeler tout à coup à ma mémoire un des mille bruits odieux qui avaient couru sur madame de Pënàfiel, et entre autres, les mystérieuses aventures qu’on prétendait s’être passées dans une petite maison ignorée qu’elle possédait. Depuis, Marguerite m’avait toujours nié ce fait comme tant d’autres calomnies absurdes, qui, ne pouvant s’attaquer à aucune évidence, étaient réduites à supposer mille incidents secrets. Aussi, étourdi par le bonheur idéal que je goûtais depuis deux mois, ou plutôt pendant cet accès de raison et de félicité, j’avais eu l’esprit de ne pas songer un moment au passé. Près de cette femme charmante, j’avais aveuglément cru ce qu’il est toujours si commode, et si bon, et si sage, de croire, que j’étais uniquement aimé, j’avais aveuglément cru à la noble explication qu’elle m’avait donnée de sa conduite ; j’avais enfin oublié les lâches et misérables défiances qui déjà m’avaient rendu si cruellement injuste à son égard. Pourquoi retombai-je alors, et à propos de ce projet de retraite, dans tous mes abominables rêves de méfiance ? Je ne sais, mais, hélas ! j’en subis la douloureuse obsession.

— Une fois établie dans ma maisonnette, continua madame de Pënàfiel, je reçois chaque jour mon frère ; ce frère… c’est vous, car vous restez ostensiblement à Paris ; seulement, de temps à autre, vous vous montrez à l’Opéra, dans le monde ; puis, quittant bien vite tous les brillants ennuis de votre élégance habituelle, vous venez modestement ici, chaque jour, passer de longues heures auprès de votre sœur bien-aimée ; toutes les heures enfin que vous laisseront vos apparitions mondaines. Eh bien ! Arthur, que dites-vous de cette folie, ? n’est-elle pas charmante ? Oh ! mon ami, si vous saviez la joie d’enfant que je me promets de cette existence si intimement partagée avec vous, de cette obscurité, de ce mystère, de ces longues promenades, de ces soirées passées loin d’un monde importun et jaloux, de ces journées toutes à nous et si diversement remplies ! Car vous ne savez pas, Arthur, nous aurons là un salon on nous trouverons de quoi peindre et faire de la musique ; là seront les livres que vous aimez, ceux que j’affectionne. L’habitation est petite, mais commode ; le jardin très-grand, très-ombragé, très-esseulé. Notre maison, ne vous moquez pas trop de ces détails de ménage, notre maison se composera de ma femme de chambre, d’une seconde femme qu’elle prendra et d’un homme pour vous. D’avance je me fais une fête de reconnaître, j’en suis sûre, qu’on peut être parfaitement heureux de la vie la plus médiocre, et de juger par nous-mêmes de ces existences modestes dont nous autres riches ne soupçonnons pas même les conditions… en un mot, mon ami, tant que vous ne vous lasserez pas de cette solitude, mon intention est d’y vivre ; et puis, c’est peut-être un enfantillage, mais cet isolement complet de Paris au milieu de Paris m’amuserait au possible, si notre bonheur m’en laissait le temps. D’ailleurs, mon projet ne peut réussir qu’à Paris, car, disparaissant tous deux, le monde aurait bien vite pénétré la vérité ; tandis que, vous y restant, ses soupçons seront déroutés. Mais ce qui sera charmant, ce seront les commentaires sur mon absence, les mensonges de toutes sortes qu’on débitera, et surtout les preuves à leur appui. Mon Dieu ! quand je pense à tout ce que vous entendrez dire, j’envie presque votre place. Mais vous voyez que j’use largement du droit que j’avais réclamé, de ne pas être interrompue ; c’est qu’aussi on ne peut cesser de parler d’un bonheur qu’on attend, qu’on désire… oh ! qu’on désire de toutes les forces de l’amour et de l’espérance, ajouta Marguerite en me tendant la main d’un air radieux et épanoui.

Je l’avais à peine écoutée. Ses projets, je le répète, venaient de réveiller en moi des soupçons infâmes, si heureusement endormis pendant deux mois de souverain bonheur. Cette adoration pieuse et profonde pour la mémoire de son mari, qui avait dû m’expliquer la vie de Marguerite, ne me parut plus alors qu’une fable grossière dont je m’indi-

  1. Ce chapitre du Journal d’un inconnu semble avoir été écrit quelque temps après les événements qu’il retrace.