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science de ma perfidie ? n’est-ce pas une excuse que je cherche en m’imposant à moi-même et peut-être à mon insu cette croyance mensongère ? Non, non, je m’écoute penser… il me semble assurément l’aimer davantage.

Singulière contradiction de l’âme ! Serait-ce donc que mon amour pour Marguerite s’augmenterait en raison de la douleur que je pressens devoir lui causer ?

§ V.
Avril 18…

Jours de soleil ?… hélas ! non ; ce temps de radieux bonheur, qui avait duré plus de deux mois, devait s’obscurcir et devenir bientôt sombre et désolé…

Étrange journée que celle-ci !

Ce matin, à mon réveil, j’ai reçu un billet de Marguerite : elle est un peu contrariée de ce retard de bonne aventure. Ce jour étant celui de l’anniversaire de sa naissance, elle le croyait plus convenable comme étant le plus fatal.

Ayant à faire quelques emplettes de porcelaines de Sèvres et de Saxe, elle m’a prié de me trouver à deux heures et demie chez ***, marchand très-en vogue, afin de consulter mon goût.

Je m’y suis rendu.

En allant voir avec elle un meuble de marqueterie placé dans le magasin du fond, nous sommes restés un moment seuls. Marguerite m’a demandé de venir passer ma soirée chez elle, en promettant de me dire son secret du 1er mai.

Je l’ai tendrement remerciée ; elle m’a paru plus jolie encore que de coutume : elle portait une capote paille garnie de dentelles et de bluets qui lui allait à ravir.

À trois heures je l’ai quittée, et je me suis rendu chez madame de V*.

Malgré nos folles conventions de la veille, d’après lesquelles je devais absolument passer pour un notaire, si je voulais jouir du charme d’un tête-à-tête, je me fis annoncer sous mon nom, et je la trouvai seule.

Elle m’a montré ses aquarelles, qui étaient véritablement d’une excellente manière, car cette jeune femme est parfaitement douée. Néanmoins, pour sortir des banalités, j’ai prétendu les trouver mauvaises, le dessin incorrect, la couleur fausse et outrée, le faire sans assurance et sans adresse.

« Vous n’y connaissez rien du tout, m’a-t-elle dit en riant, j’ai un talent charmant ; mais, comme vous dessinez aussi, c’est jalousie de métier.

— Nous ne nous entendrons jamais à ce sujet, madame ; vous trouvez vos aquarelles bonnes, je les trouve mauvaises, n’en parlons plus ; parlons d’un sujet à propos duquel nous serons sans doute d’accord.

— Et ce sujet, monsieur ?

— C’est la perfection de votre esprit et de votre beauté.

— Eh bien ! vous vous trompez fort, monsieur ; car, prenant à mon tour votre rôle de critique, tout à l’heure si injustement exercé aux dépens de mes pauvres dessins, je vous répondrai que, si vous me trouvez charmante, moi je me trouve détestable, car j’ai mille vilaines qualités. Aussi, comme nous ne nous entendrons jamais à ce sujet, parlons d’autre chose.

— Hélas ! ceci est une prétention de votre part, madame ; malheureusement pour moi, vous n’avez pas tous les ravissants défauts que je vous souhaiterais, un surtout…

— Vous êtes fou ; voulez-vous en attendant une preuve de mon odieux caractère ?

— Je la désire ardemment, ce sera toujours cela.

— Écoutez-moi donc, et surtout ne m’interrompez pas. Une de mes amies intimes, très-méchante aussi, avait une vengeance à exercer contre une femme de sa connaissance ; vous n’avez pas besoin de savoir le pourquoi de cette vengeance. Mon amie était belle, ou plutôt jolie, vive, coquette, légère, ce que je vous donne comme qualités, selon votre désir, et non pas du tout comme défauts ; joignez à cela un esprit assez amusant, du charme et beaucoup d’en train, pardon de cette vulgarité, et vous aurez son portrait. La femme dont mon amie voulait se venger était belle aussi ; mais prétentieuse, hautaine et fausse au dernier point ; elle semblait pourtant sérieusement occupée d’un homme… Pourquoi ne le dirai-je pas ? oui, d’un homme fort agréable, assez excentrique, enfin qui ne ressemblait pas à tout le monde ; aujourd’hui gai, amusant, aimable ; demain bizarre, maussade, ennuyeux et ennuyé. Pourtant, dans un de ses beaux jours de raison, de bon sens, il s’était montré très-empressé auprès de mon amie, qui le trouva, me dit-elle, fort bien, trop bien peut-être… Dans cette circonstance, mon amie vint me demander conseil.

— Eh bien ! vous avez, j’espère, conseillé à votre amie ce que je lui aurais conseillé moi-même, de se venger de la femme prétentieuse, en faisant secrètement le bonheur de l’homme excentrique. Une pensionnaire aurait trouvé cela ; les moyens les plus simples sont toujours les meilleurs.

— Ne m’interrompez donc pas. Mon amie attendant mon avis, j’ai voulu savoir le caractère de l’homme excentrique, s’il était sûr, sincère, et non pas indiscret et étourdi.

— Eh bien, madame ?

— Eh bien, monsieur, c’était un de ces hommes assez rares, auxquels une femme peut tout confier, qui comprennent tout, apprécient tout, admettent tout, quitte ensuite à dire franchement ce qu’ils pensent, mais qui ensevelissent la confidence dans le secret le plus impénétrable. S’il est ainsi, dis-je à mon amie, vous n’avez qu’une chose à faire, c’est d’être inconséquente, osée, hardie, ou plutôt d’être enfin ce que nous ne sommes presque jamais, franche et vraie ; en un mot, dites à l’homme excentrique : « Vous voulez me plaire, mais je vous sais occupé ; or, non-seulement une affection partagée ne peut me convenir, mais, si j’agrée vos soins, je veux une preuve, un moyen sûr de rendre impossible pour l’avenir tout retour à la personne que vous m’aurez sacrifiée. En un mot, envoyez-moi toutes ses lettres, avec un billet significatif et très-compromettant à ce sujet, et… l’avenir est aux heureux… » Eh bien ! ne donnais-je pas là un affreux conseil à mon amie ? m’a dit madame de V* en terminant.

— Je pourrais vous répondre, madame, grâce à la même allégorie, et me créer à l’instant un ami intime qui se trouverait être justement l’homme excentrique de votre amie intime. Mais, tenez, pas de détours, parlons franchement ; vous me connaissez assez pour savoir que je suis secret. Est-ce une perfidie que vous me demandez ? N’accueillerez-vous mes soins qu’à cette condition ?

— Mais, monsieur, vous êtes fou…

— Pas du tout.

— Mais pourquoi supposer que ce que je vous dis de mon amie soit un prétexte pour vous parler de moi ? et que je pense le moins du monde à accueillir vos soins ?

— Eh bien, soit, supposez que l’homme excentrique ait ainsi parlé, et non pas moi.

— À la bonne heure, de la sorte on peut causer, nous rentrons dans le vrai. Vous auriez donc demandé à mon amie si elle exigeait véritablement de vous une perfidie ? Et si elle l’eût exigée, qu’auriez-vous répondu ?

— Que je me sentais capable, surtout avec elle, de faire toutes sortes d’infidélités… mais jamais de trahison.

— Et si mon amie avait pourtant mis ses bontés à ce prix ?

— Cela ne se pouvait pas.

— Comment ?

— J’aurais pris cela pour une plaisanterie, et refusé obstinément d’en être dupe.

— Pourquoi une plaisanterie ?

— Parce qu’il n’y a pas une femme capable d’une telle pensée.

— C’est un peu fort !

— Je pense comme cela.

— Aucune femme ?

— Aucune !

— Mais je vous dis que, moi, j’ai conseillé cela à mon amie.

— Permettez-moi de douter de ce que vous dites.

— C’est insupportable ; j’ai eu la pensée de cette perfidie, et je la lui ai conseillée, vous dis-je.

— Je ne puis vous croire ; je sais trop la noblesse de votre caractère pour ajouter foi à ces calomnies, que vous faites contre vous-même.

— Enfin, supposez maintenant que je vous dise cela… à vous.

— À moi ?

— À vous.

— Je ne puis supposer l’impossible.

— Mais je vous le dis à cette heure.

— Sérieusement vous me dites cela ? vous me faites ces conditions ?

— Très-sérieusement.

— Eh bien, sérieusement vous voulez vous moquer de moi.

— Vous êtes humble au moins.

— Très-fier, au contraire, de ne pas admettre que vous me croyiez capable d’une lâcheté. Mais, tenez, ne parlons plus des autres, parlons de vous et de moi ; agréez mes soins, sans condition, ou plutôt à condition que vous me rendrez tout aussi infidèle que vous le voudrez.

— Et ces lettres ?

— Encore cette folie ! Croyez-vous donc que je ne voie pas que c’est un moyen fort adroit d’ailleurs de m’éprouver ? de savoir si vous pouvez compter sur moi, sur ma sûreté, sur ma probité en amour ? aussi, entre nous, je ne peux m’empêcher d’augurer fort bien pour mon bonheur à venir de cette précaution de votre part.