Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/189

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Vous ne sauriez croire maintenant comment tout s’explique à ma pensée ? Vous rappelez-vous cette interprétation si absurde et si méchante de cette course où assistait Ismaël ?

— Sans doute.

— Eh bien ! votre mariage fut interprété avec autant de perfidie. Comme rien n’était plus évidemment irréprochable que votre conduite, la calomnie vous arrangea une vie mystérieuse, souterraine, profondément dissimulée ; c’était, je vous l’assure, incroyable à entendre. Il ne s’agissait rien moins que de déguisements, de petite maison, que sais-je ?

— Si je n’étais pas si triste, je sourirais avec vous, mon ami, de tant de folles méchancetés ; mais j’arrive à un moment de mes souvenirs si cruel… si affreusement douloureux, — et elle me tendit la main, — que j’ai besoin de tout mon courage… Après trois années de la vie la plus complètement, la plus passionnément heureuse… après…

Mais ne pouvant continuer, Marguerite fondit en larmes, et fut quelques moments sans parler…

— Oui, oui, je sais, lui dis-je en me mettant à ses genoux, je sais combien vous vous êtes montrée admirable et dévouée dans cet affreux moment. Maintenant que je connais votre âme, maintenant que je connais celui qui la remplissait, qui la remplit encore de tout son souvenir, je comprends ce qu’il dût y avoir, ce qu’il y a de terrible pour vous dans cette séparation éternelle !

Après quelques moments de silence, Marguerite reprit : — Oh ! merci, merci à vous ! de me comprendre ainsi !!! Mon Dieu ! depuis ce moment épouvantable, voici la première fois que mes larmes ne me sont point amères, car je puis épancher mon cœur, dire au moins combien j’ai aimé, combien j’ai souffert… Hélas ! tant que je fus heureuse de ce bonheur sans nom, je n’avais besoin de le confier à personne, mais depuis !… oh ! depuis !… cette contrainte, voyez-vous, fut affreuse. Si vous saviez ma vie ! Être obligée de cacher ma douleur, mes regrets désespérés, comme j’avais caché mon bonheur ! Car, à qui aurais-je pu dire : Je souffre ? qui m’aurait crue ? qui m’aurait plainte ? qui m’aurait consolée ?… Le monde a quelquefois pitié d’un sentiment coupable,… mais pour un chagrin sacré comme le mien, il n’a que des railleries ! car à ses yeux c’est un ridicule ou un mensonge… Pleurer son mari ! le regretter avec amertume, vivre de souvenirs poignants, n’exister que par la pensée d’un être qui vous fut cher… qui croirait cela ?… Et puis pourquoi le dire ? À qui le dire ? Mes parents ou mes alliés étaient trop du monde pour me comprendre ; et puis, je l’avoue, j’avais été d’un égoïsme de bonheur tel, que tant qu’il dura je n’avais cherché à m’assurer aucun ami… Lui… lui, n’était-il pas tout pour moi ?… À qui avais-je besoin de répéter combien j’étais heureuse, si ce n’est à lui ?… D’ailleurs, avec l’imprévoyance d’une félicité sans bornes, je n’avais jamais pensé que le malheur pouvait m’atteindre…

— Oh ! vous avez dû être bien malheureuse ! Pauvre femme ! les déchirements d’une douleur solitaire sont si affreux !


Le tableau de Frank (Claire et Egmont).

— Oh ! oui ! j’ai bien souffert, croyez-moi ! Et puis, par je ne sais quelle faiblesse dont maintenant j’ai honte, souvent la solitude m’effrayait ; dans l’ombre et le silence, ma douleur grandissait… grandissait, et devenait quelquefois si menaçante, que j’avais des terreurs affreuses ; aussi, presque éperdue, je me réfugiais dans ce monde que je détestais pourtant, mais c’est que j’avais alors besoin de son bruit, de son éclat, pour me distraire un moment de cette concentration de ma pensée qui m’aurait rendue folle. Puis, une fois rassurée, je me prenais à maudire les vaines joies qui avaient osé étourdir mes chagrins… je pleurais sur ma lâcheté… et mes jours se passaient dans ces contradictions aussi terribles d’inexplicables… Ce n’est pas tout, je n’ignorais pas que ma douleur était affreusement calomniée, et je ne pouvais pas, et je ne voulais pas me justifier… Oh ! si vous saviez encore combien cela est cruel de n’avoir pour se défendre qu’une vérité… mais si sainte, mais si vénérée, qu’on n’ose la profaner en la disant à des indifférents ou à des incrédules !!

Marguerite pleura encore, et continua après un silence. — Maintenant vous comprendrez, n’est-ce pas, mon mépris de tout et de tous ? Aigrie par le chagrin, mon humeur devint ombrageuse et fantasque ; personne n’en pouvant deviner la cause, je passai pour bizarre… Les gens qui m’entouraient me semblaient vulgaires, comparés à celui dont le souvenir sera toujours sacré pour moi ; je passai pour dédaigneuse ou dissimulée. Enfin, cette coquetterie sans but apparent qu’on me reprochait, ou plutôt à laquelle on donnait les motifs les plus scandaleux, eh bien ! c’était encore un hommage à son souvenir. Je me parais ainsi, parce qu’il avait aimé à me voir ainsi parée ; cet entourage, ces fleurs, ce demi-jour sous lequel il se plaisait à voiler mes traits, hélas ! tout cela était pour moi autant de souvenirs chers et précieux. Enfin, jusqu’à cette science que j’affichais comme une prétention, c’était encore un triste reflet du passé ; car, très-savant lui-même, il avait souvent aimé à s’entretenir avec moi des connaissances les plus variées. Que vous dirai-je, mon ami ? Vivant seule, l’état de ma maison paraît peut-être trop considérable ; aussi je passe pour orgueilleuse et vaine, et pourtant c’est parce que cette maison était la sienne que je l’ai religieusement conservée… Maintenant, vous savez le secret de ma vie ; avant de vous avoir connu, il m’importait peu de paraître fantasque, vaniteuse et coquette ; les bruits les plus odieux m’étaient indifférents… Mais depuis que j’ai apprécié ce qu’il y avait de généreux et d’élevé dans votre cœur, depuis surtout que j’ai vu combien la médisance du monde, autorisée peut-être par une conduite dont il n’a pas le secret, pouvait avoir d’influence sur vous… à l’estime, à l’affection de qui je tiens tant… j’ai voulu que vous… au moins ne me jugeassiez pas comme les autres… Et puis, souvent, vous avez généreusement pris ma défense ; j’ai voulu vous prouver que l’instinct de votre âme était aussi noble que juste… Et pourtant, il me reste un aveu… pénible à vous faire.

— Marguerite, je vous en supplie…

— Eh bien, ajouta-t-elle en rougissant, j’ai combattu longtemps ce désir ; ce matin encore, lorsque vous m’avez surprise si malheureuse, si éplorée, c’est que je demandais à Dieu la force de résister au besoin