Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/187

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Souvent aussi, par une contradiction bizarre, pensant que je pouvais m’abuser complètement en croyant madame de Pënàfiel sous l’influence d’un amour dédaigné, mes premiers soupçons me revenaient à l’esprit ; je me demandais alors ce qui avait pu les détruire. Ce portrait même ne pouvait-il pas être un des accessoires de cette comédie que je l’accusais de jouer ?

Puis, je le répète, n’ayant qu’une méchante et triste opinion de mon mérite, encore aggravée par la conscience de mes dernières duretés, je ne pouvais croire avoir inspiré à madame de Pënàfiel ce sentiment d’attraction qui semblait l’entraîner vers moi, et je cherchais à m’expliquer son apparente confiance, en lui prêtant les arrière-pensées les plus misérables.

Alors ma colère revenait plus haineuse, et je m’applaudissais de nouveau de mon insolence.

Au milieu de ces hésitations, de ces anxiétés, de cette fièvre d’inquiétude et d’angoisse, je reçus le billet suivant de madame de Pënàfiel :

« Je vous attends… venez… il le faut… venez à l’instant même…

« M. »

Il était neuf heures, je me rendis aussitôt chez elle, presque fou de joie : elle demandait à me voir, je pouvais encore tout espérer.


CHAPITRE XXIII.

Marguerite.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque j’entrai chez madame de Pënàfiel, une chose me frappa du plus profond étonnement : ce fut de la retrouver presque dans la même attitude où je l’avais laissée.

Son visage était d’une pâleur mate et unie, effrayante à voir ; on eût dit un masque de marbre.

Cette blancheur maladive si vite répandue sur ses traits, cette expression de douleur à la fois vive et résignée, m’émurent alors si profondément, que tous mes calculs, tous mes raisonnements, tous mes soupçons misérables s’évanouirent ; il me sembla l’aimer pour la première fois du plus confiant et du plus sincère amour. Je ne pensai pas même à lui demander grâce pour tout ce qu’il y avait eu d’odieux dans ma conduite.

À cette heure, je ne croyais pas à ce funeste passé ; par je ne sais quel prestige, oubliant la triste scène du matin, il me sembla que je la devais consoler d’un affreux chagrin auquel j’étais étranger ; j’allais enfin me mettre à ses genoux, lorsqu’elle me dit d’une voix qui me fit mal, tant elle me parut douloureusement altérée, malgré l’accent de fermeté qu’elle tâcha de lui donner : J’ai voulu vous voir une dernière fois… j’ai voulu, si vous pouvez vous les expliquer à vous-même, vous demander le sens des étranges paroles que vous m’avez dites ce matin, j’ai enfin voulu vous apprendre…

Ici ses pauvres lèvres, en se contractant, tremblèrent agitées par ce léger mouvement involontaire, presque convulsif, qu’elles éprouvent lorsque les larmes venant aux yeux, on veut comprimer ses sanglots. — J’ai voulu… répéta donc madame de Pënàfiel d’une voix éteinte. Puis, ne pouvant continuer, interrompue par ses pleurs, elle cacha sa tête dans ses mains, et je n’entendis plus que ces mots prononcés d’un accent déchirant et étouffé : — Ah !… pauvre malheureuse femme que je suis !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oh ! pardon… pardon, Marguerite ! m’écriai-je en tombant à ses pieds ; mais vous ne saviez pas que je vous aimais… que je vous aime !…

— Vous m’aimez ?

— Avec délire, avec ivresse !

— Il m’aime !! il ose me dire qu’il m’aime !… reprit-elle d’un air indigné.

— Ce matin, le secret de mon âme est venu vingt fois sur mes lèvres ; mais, en vous voyant si malheureuse… en recevant vos confidences si désespérées…

— Eh bien ?…

— Eh bien !… j’ai cru, oui, j’ai cru qu’un autre amour méconnu, dédaigné, outragé peut-être, causait seul ces chagrins que vous disiez sans cause.

— Vous avez pu croire cela… vous !… Et elle leva les yeux au ciel.

— Oui, j’ai cru cela… alors, je suis devenu fou de haine, de désespoir ; car chacune de vos confidences m’était une blessure, une insulte, un mépris… à moi ! à moi qui vous aimais tant !

— Vous avez pu croire cela… vous ! répéta Marguerite en me regardant avec une pénible émotion, tandis que deux larmes coulaient lentement sur ses joues pâles.

— Oui… et je le crois encore…

— Vous le croyez encore !… Mais !… vous me prenez donc pour une infâme ? Mais vous ne savez donc pas ?…

— Je sais, m’écriai-je en l’interrompant, je sais que je vous aime comme un insensé… je sais qu’un autre vous fait souffrir peut-être ce que moi-même je souffre pour vous !… Eh bien ! cette pensée me désespère, me tue… et je pars…

— Vous partez ?…

— Ce soir… Je ne voulais plus vous voir… j’avais besoin de tout mon courage… je l’aurai…

— Vous partez !… Mais, mon Dieu !… mon Dieu… et moi ! s’écria Marguerite. Et elle joignit les mains avec un geste à la fois suppliant et désespéré, en tombant à genoux sur une chaise placée devant elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne saurais dire l’ivresse que me causèrent ces derniers mots de Marguerite… et moi !

Je crus entendre, non l’aveu de son amour, mais le cri de son âme déchirée qui n’avait plus d’espoir que dans mon affection. Bien que je la crusse toujours sous l’influence d’une passion dédaignée, je n’eus pas le courage de renouveler la scène du matin ; pourtant, je ne pus m’empêcher de lui dire douloureusement :

— Et ce portrait ?…

— Le voici… reprit-elle en me présentant le médaillon sous son cristal à moitié brisé.

Lorsque je tins ce portrait entre mes mains, j’éprouvai un moment d’angoisse indéfinissable ; j’avais peur de jeter les yeux sur cette figure que sans doute je connaissais ; pourtant, surmontant cette crainte puérile, je regardai… Ces traits m’étaient absolument étrangers ; je vis un noble et beau visage, d’une expression douce et grave à la fois ; les cheveux étaient bruns, les yeux bleus, la physionomie remplie de finesse et de grâce, les vêtements fort simples, et seulement rehaussés par un grand cordon orange à liserés blancs, et par une plaque d’or émaillée placée à gauche de l’habit.

— Et ce portrait ?… dis-je tristement à Marguerite.

— C’est celui de l’homme que j’ai le plus aimé, le plus respecté au monde ; c’est enfin celui… de M. de Pënàfiel…

Et elle fondit en larmes en mettant ses deux mains sur ses yeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je compris tout alors… et je crus que j’allais mourir de honte… et de remords…

Ce seul mot me dévoilait le passé et toute l’affreuse injustice de mes soupçons : — Ah ! combien vous devez me mépriser, me haïr !… lui dis-je avec un accablement douloureux.

Elle ne me répondit rien, mais me donna sa main, que je baisai à genoux, peut-être avec plus de vénération encore que d’amour.

Marguerite se calma peu à peu. De ma vie je n’oublierai son premier regard lorsqu’elle leva sur moi ses yeux encore baignés de larmes, ce regard qui peignait à la fois le reproche, le pardon et la pitié.

— Vous avez été bien cruel, ou plutôt bien insensé, me dit-elle après un long silence, mais je ne puis vous en vouloir… J’aurais dû tout vous dire ; vingt fois je l’ai voulu, mais une insurmontable crainte, votre air ironique et froid, votre subite et incompréhensible conversion aux bonheurs du monde… tout enfin m’a glacée…

— Ah ! je le crois, je le crois ; aussi pourrez-vous me pardonner jamais ! Mais oui, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? vous me pardonnerez quand vous penserez à ce que j’ai dû souffrir des odieux soupçons qui me désolaient. Ah ! si vous saviez comme la douleur rend injuste et haineux ! Si vous saviez ce que c’est que de se dire… : Moi, je l’aime avec idolâtrie ; il n’y a pas dans son esprit, dans son âme, dans sa personne un charme, une grâce, une nuance que je n’apprécie, que je n’admire qu’à genoux ; elle est pour moi au-dessus de tout et de toutes… et pourtant un autre !… Ah ! tenez, voyez-vous, cette idée-là est à mourir… Pensez-y… et vous aurez pitié, et vous comprendrez, vous excuserez mes emportements, dont j’oserais presque ne pas rougir… tant j’ai souffert !

— Ne vous ai-je pas pardonné, en vous disant : Revenez ! après cette affreuse matinée ? me dit-elle avec une ineffable bonté…

— Oh ! ma vie, ma vie entière expiera ce moment de folie, de vertige. Marguerite, je le jure, vous aurez en moi l’ami le plus dévoué, le frère le plus tendre ; seulement, laissez-moi vous adorer, laissez-moi venir contempler chaque jour en vous ce trésor de noblesse, de candeur et de grâce, qu’un instant j’ai pu méconnaître… Vous verrez… si je suis digne de votre confiance…

— Oh ! maintenant, je le crois ; aussi, vous allez tout savoir ; oui, je me sens mieux, vous me rassurez sur moi et sur vous ; je vais enfin tout vous dire, vous dire ce que je n’ai osé ni voulu confier à nul autre ; et pourtant n’allez pas croire, ajouta-t-elle avec un triste et doux sourire,