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vit présenté à la femme dont il s’affichait l’intérêt, M. de Sainville manifesta presque aussitôt toutes sortes de jalousies des plus sauvages. Voulant prouver ce qu’il appelait sans doute ses droits, il se mit à user envers cette pauvre jeune femme des façons les plus dures et les plus compromettantes, ce dont j’étais navré ; car elle ne désirait pas et je n’aurais pu d’ailleurs lui offrir une compensation. — Mais n’y tenant plus, et justement froissée des manières brutales de cet étrange adorateur, elle me fit, pour se venger, quelques coquetteries des plus innocentes. Bientôt M. de Sainville me servit au delà de mes souhaits : car, après deux ou trois scènes variées qui passèrent de la dignité blessée à l’ironie froide, et enfin à l’insouciance cavalière, il alla faire la cour de toutes ses forces à une autre pauvre jeune femme qui ne s’attendait à rien.

Enfin, quoique ce fût à peu près faux, j’eus bientôt aux yeux du monde la gloire d’avoir été préféré au beau Sainville, ce fut la peine bien méritée de ma duplicité : je la subis.

Quant aux preuves que le monde donnait à l’appui de mon bonheur, elles étaient d’ailleurs de la dernière évidence, ainsi que celles qu’il donne toujours. D’abord j’avais un jour demandé les gens de cette jolie femme, parce qu’elle n’avait eu personne pour les faire appeler ; une autre fois elle m’avait donné une place dans sa loge à un petit spectacle, puis je lui avais offert assidûment mon bras pour faire quelques tours de salon dans un raout où se trouvait tout Paris ; enfin dernière et flagrante preuve !… un soir qu’elle était restée chez elle au lieu d’aller à un concert, on avait vu très-tard ma voiture à sa porte.

En présence de faits aussi convaincants, aussi positifs, il fut donc bien et dûment établi que j’étais le plus fortuné des mortels.

Au milieu de ce bonheur, j’appris par M. de Cernay le retour de ma dame de Pënàfiel. Pour gagner son pari, le comte, à son insu, me servit à merveille, soit que madame de Pënàfiel m’eût entendu la défendre, soit qu’elle ne m’eût pas entendu.

Ainsi, dès qu’elle fut arrivée à Paris, chaque fois qu’il la vit, M. de Cernay s’exclama sur cette singularité de ma part de n’avoir pas cherché à me faire présenter chez elle ; chose d’autant plus étrange, ajoutait M. de Cernay, que je voyais absolument le même monde qu’elle, que je l’y rencontrais presque chaque soir, et que je le savais, lui, le comte, assez des amis de madame de Pënàfiel pour le prier de me procurer un honneur dont tous se montraient si jaloux. Mais, reprenait M. de Cernay, il fallait dire aussi que j’étais fort sérieusement occupé d’une jeune femme charmante, et que sans doute on m’avait fait bien promettre de ne jamais approcher de l’hôtel de Pënàfiel, sorte de palais d’Alcine dont on ne pouvait sortir qu’enchanté, qu’éperdument épris.

Enfin, M. de Cernay accumula tant de folies et de mensonges, et surtout revint si incessamment sur ce sujet, que par impatience, ou pour des raisons que je ne pus pénétrer, madame de Pënàfiel finit par sembler sinon piquée, du moins presque choquée de mon insouciance apparente à lui être présenté. Dans sa fierté si habituellement flattée, elle en vint sans doute à considérer cette indifférence de ma part comme un manque d’usage et d’égards. Un jour enfin que M. de Cernay se récriait de nouveau sur ma bizarrerie, elle lui dit très-impérieusement et avec une inconcevable naïveté de hauteur : « Que tout en sachant qu’il était difficile d’être admis chez elle, c’eût toujours été une preuve de déférence respectueuse, et digne d’un homme bien né qui voyait le même monde qu’elle, de témoigner au moins le désir d’être présenté à l’hôtel de Pënàfiel. »

Je demeurai sourd à ces insinuations qui ravissaient le comte ; et madame de Pënàfiel, ainsi que toute femme habituée à voir chacun aller au-devant de ses moindres caprices, finit par s’impatienter tellement de ma réserve, qu’un jour, au milieu d’un grand cercle où je causais avec une femme de ses amies, elle vint prendre part à la conversation, et fit ce qu’il fallait, du moins je le crus, pour la généraliser : je ne dis pas un mot à madame de Pënàfiel, et, dès que je pus convenablement sortir de l’entretien, je saluai profondément et me retirai.

Quelques jours après elle se plaignit au comte, en plaisantant à ce sujet, de mon manque de savoir-vivre. Il répondit qu’au contraire j’étais extrêmement formaliste, et que je ne trouvais sans doute ni poli, ni convenable d’adresser la parole à une femme à laquelle on n’avait pas eu l’honneur d’être présenté.

Madame de Pënàfiel lui tourna le dos, et de quinze jours je n’en entendis plus parler.

Bien que ma curiosité fût extrême, je ne voulais, pour les causes que j’ai dites, m’avancer davantage. Je m’en tins donc à mon rôle, et je continuai de laisser croire au comte que je trouvais un grand charme dans l’affection que je possédais, et que, par faiblesse ou par attachement, j’avais promis de ne faire aucune démarche pour être présenté à une femme aussi séduisante et aussi dangereuse que madame de Pënàfiel, démarche qui d’ailleurs pouvait être couronnée d’un refus, que mon tardif empressement expliquerait du reste.

Environ quinze jours après ce dernier entretien avec M. de Cernay, don Luiz de Cabréra, le vieux parent de madame de Pënàfiel, que j’avais souvent rencontré chez le comte et dans le monde, et qui peu à peu s’était lié avec moi, m’écrivit pour m’avertir qu’une fort belle collection de pierres gravées qu’il faisait venir de Naples, et dont il m’avait parlé, lui était arrivée, et que, si je voulais venir déjeuner avec lui un matin, nous pourrions examiner ces antiquités tout à notre aise.

Le chevalier don Luiz de Cabréra, ainsi que je l’ai dit, demeurait à l’hôtel de Pënàfiel ; je ne sais pourquoi il me sembla voir dans cette circonstance, fort simple et fort naturelle d’ailleurs, une intention à laquelle madame de Pënàfiel n’était peut-être pas étrangère.

J’allai donc chez le chevalier. Don Luiz habitait un entresol de l’hôtel, où des occupations scientifiques le retenaient presque toujours, et il n’en sortait que pour accompagner quelquefois sa parente dans le monde lorsqu’elle le lui demandait.

Le chevalier de Cabréra me parut un vieillard fin, secret, sensuel, qui, ne possédant qu’une fortune médiocre, trouvait bon et convenable d’acheter toutes les licences du luxe et de la vie matérielle la plus raffinée par une sorte de chaperonnage, assez peu gênant d’ailleurs, auquel il s’était voué en demeurant chez madame de Pënàfiel.

Il est inutile de dire que cet immense hôtel était au monde ce qu’on peut imaginer de plus somptueux et de plus élégant.

Le chevalier était très-grand connaisseur en toutes sortes de curiosités dont son appartement était rempli. Il me montra sa collection de pierres gravées, qui, en effet, était fort remarquable, et nous causâmes tableaux et antiquités.

Il était environ une heure, lorsqu’on frappa légèrement à la porte, et un valet de chambre de madame de Pënàfiel vint de la part de sa maîtresse demander au vieux chevalier l’Album vert.

Don Luiz ouvrit des yeux énormes, et dit qu’il n’avait pas l’Album vert ; qu’il l’avait rendu depuis un mois à madame la marquise. Le domestique sortit, et nous reprîmes notre entretien.

Bientôt on heurta de nouveau ; le valet de chambre vint répéter que madame la marquise demandait son Album vert, celui qui était garni d’émaux, et qu’elle assurait monsieur le chevalier qu’il ne le lui avait pas rendu.

Don Luiz, n’y comprenant rien, se donnait au diable ; il prit une plume, me demanda pardon, écrivit un mot pour sa cousine et le donna au laquais.

Nous nous remîmes à causer.

Mais de nouveau nous fûmes distraits de notre entretien par une troisième interruption, causée cette fois par le valet de chambre de don Luiz, qui ouvrit la porte en annonçant : Madame la marquise !

Madame de Pënàfiel semblait habillée pour sortir : nous nous levâmes ; je saluai profondément.

— En vérité, mon cher cousin, dit-elle au vieux chevalier, en répondant d’un air très-poli mais très-froid à mon salut ; en vérité, il faut que je tienne autant à cet album pour avoir le courage de braver votre antre d’alchimiste ; mais je suis sûre que vous devez avoir ces dessins ; je sors, j’ai promis à madame de *** de les lui porter ce matin, et je désire remplir cet engagement.

Nouvelles protestations de don Luiz, qui assura avoir rendu l’album ; nouvelles recherches qui n’amenèrent rien, sinon que le chevalier ne put s’empêcher de me présenter à madame de Pënàfiel.

Il me fut non moins impossible de ne pas lui dire qu’il y avait bien longtemps que je désirais cet honneur, ce à quoi elle me répondit d’un très-grand air par cette banalité, qu’elle recevait les samedis, mais qu’elle restait aussi chez elle tous les mercredis en prima-sera, et que je voulusse bien ne pas l’oublier.

— À quoi je répondis par un nouveau salut, et cette autre banalité, que cette invitation m’était une trop précieuse faveur pour ne pas m’en souvenir.

Puis le chevalier lui offrit son bras jusqu’à sa voiture, qui l’attendait sous le péristyle, et elle partit.

Je n’ai jamais su si le chevalier était complice involontaire de cette présentation ainsi brusquée.

Je l’ai dit, le samedi était le grand jour de réception à l’hôtel de Pënàfiel : mais les mercredis étaient ce que la marquise appelait ses jours de prima-sera ; ces soirs-là elle recevait jusqu’à dix ou onze heures un assez petit nombre de personnes qui venaient la voir avant d’aller dans le monde.

Le surlendemain était un de ces mercredis ; j’attendis, je l’avoue, ce jour avec assez d’impatience.

J’oubliais de dire que j’envoyai ce jour-là à M. de Cernay les deux cents louis de notre pari qu’il avait ainsi gagné.