Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/173

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Sous ce rapport vous avez raison, me dit le comte ; mais tenez, je suis ravi de vous mettre dans votre tort et en contradiction avec vous-même, parce qu’il s’agit d’une espèce de service que je puis vous rendre : vous désirez connaître madame de Pënàfiel ; il faut donc que vous deviez à moi ou à quelque autre votre présentation chez elle.

— Il est impossible d’être plus aimable, dis-je au comte ; et, tel pauvre que je sois en amitié, je trouverais certainement de quoi payer votre offre si gracieuse ; madame de Pënàfiel est charmante ; je crois à tous les merveilleux récits que vous m’en avez faits ; je sais que son salon est des plus recherchés et des plus comptés ; mais, très-franchement et très-sérieusement, je vous supplie, comme je supplierais tout autre, de ne faire pour moi auprès d’elle aucune demande de présentation.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que le plaisir que je trouverais sans doute à connaître madame de Pënàfiel ne compenserait jamais l’humiliante impression que me causerait un refus de sa part.

— Quel enfantillage ! me dit le comte. Encore tout dernièrement, Falmouth a voulu lui présenter le jeune duc de ***, allié de la famille royale d’Angleterre. Eh bien ! madame de Pënàfiel a refusé net.

— Vous avez trop de monde, mon cher comte, pour ne pas comprendre que ma position ne me mettant ni au-dessus ni au-dessous d’un certain niveau social, je ne dois, ni ne veux, ni ne puis m’exposer à un refus. C’est fort ridicule, soit, mais cela est ainsi, n’en parlons plus.

— Un mot encore, me dit le comte ; voulez-vous pourtant parier avec moi deux cents louis que, lors de son retour, vous serez présenté et admis chez madame la marquise de Pënàfiel, au plus tard un mois après son arrivée ?

— D’après ma demande ?

— Non sans doute, au contraire.

— Comment, au contraire ? dis-je au comte.

— Certainement, je vous parie que madame de Pënàfiel vous rencontrant nécessairement dans le monde, et sachant que vous ne voulez faire aucuns frais pour lui être présenté, s’arrangera, par esprit de contradiction, de façon que cela soit pourtant, et presque malgré vous.

— Ce serait sans doute un fort grand triomphe dont je serais on ne peut plus fier, répondis-je au comte ; mais je n’y crois pas ; et j’y crois si peu que je tiens votre pari, à savoir qu’après un mois, à dater de son retour, je n’aurai pas été présenté à madame de Pënàfiel.

— Mais, dit M. de Cernay, il est bien entendu que si la proposition vous est faite de sa part… vous ne refuserez pas… et que…

— Il est bien entendu, dis-je au comte en l’interrompant, que je n’accueillerai jamais une prévenance toujours honorable et flatteuse par une grossièreté ; ainsi, je le répète, je tiens votre pari.

— Vos deux cents louis sont à moi, me dit le comte en me quittant ; mais tenez, ajouta-t-il en me tendant la main, merci de votre franchise.

— De quelle franchise ?

— Oui, de ce que vous m’avez dit si crûment… ce que vous pensiez au sujet de l’amitié ; c’est une probité rare.

— Avec la discrétion, ou plutôt la dissimulation, ce sont mes deux seules et uniques qualités, dis-je au comte en lui serrant aussi cordialement la main.

Et nous nous séparâmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


CHAPITRE XV.

Projets.


Quand M. de Cernay fut sorti, j’éprouvai une sorte de regret d’avoir repoussé ainsi ses avances amicales. Mais ce qu’il m’avait dit de puissance d’attraction, me paraissant un mensonge suprêmement ridicule, me mit en défiance avec lui ; puis l’espèce de haine acharnée avec laquelle il me semblait poursuivre madame de Pënàfiel me donnait une pauvre idée de la sûreté de ses relations. Pourtant peut-être m’étais-je trompé, car, aux yeux des hommes, les femmes sont tellement en dehors du droit commun, si cela se peut dire, et les duretés ou les mépris dont ils les accablent souvent en secret et dont ils se font quelquefois hautement gloire, nuisent si peu à ce qu’on appelle une réputation de galant homme… d’homme d’honneur… qu’il se pouvait que M. de Cernay eût en effet toutes les qualités d’un ami solide et vrai. Mais il me fut impossible de ne pas l’accueillir ainsi que je l’avais fait.

Je me louai aussi de lui avoir assez dissimulé mon véritable caractère pour lui en avoir donné une idée absolument fausse ou singulièrement vague.

Il m’a toujours semblé odieux d’être connu ou pénétré par les indifférents, et dangereux de l’être par ses ennemis ou même par ses amis. S’il y a dans l’organisation morale de chacun un point culminant qui soit le départ et le terme de toutes les pensées, de tous les vœux, de tous les désirs ; si enfin, noble ou honteux, il est une sorte d’idée fixe que l’on sent pour ainsi dire battre en soi à toute heure, car souvent on dirait que le cœur se déplace, c’est surtout ce point toujours palpitant qu’il faut peut-être le plus habilement déguiser à la connaissance de chacun, le plus impitoyablement défendre contre toute surprise, car ordinairement là est la faiblesse, la plaie, l’endroit infailliblement vulnérable de notre nature.

Si l’envie, l’orgueil, la cupidité, prédominent en vous, vous devez surtout vous attacher à paraître, et souvent vous paraissez, sans feindre beaucoup, modeste, bienveillant et désintéressé. De même aussi qu’on voit souvent des gens d’une âme compatissante et généreuse enfouir ce trésor de commisération et de bonté sous une écorce rude et sauvage ; car on dirait que l’éducation vous donne l’instinct de dissimuler vos vices ou vos vertus, ainsi que la nature donne à certains animaux les moyens de se protéger contre leur propre faiblesse.

Je m’étais donc montré aux yeux du comte d’un égoïsme outré et d’une insensibilité cynique, parce que je sentais encore en moi d’invincibles penchants à tous les sentiments généreux ! Mais, hélas ! ce n’étaient plus que des penchants ! Les terribles enseignements de mon père, en m’apprenant à douter, avaient aussi développé en moi jusqu’à sa plus farouche exaltation une impitoyable susceptibilité d’orgueil ! En un mot, ce que je redoutais le plus au monde était d’être pris pour dupe si je me livrais aux élans involontaires de mon âme, d’abord expansive et franche.

Mais si la méfiance et l’orgueil desséchaient chaque jour dans leurs germes ces nobles instincts, ainsi que l’homme déchu se rappelait l’Éden, il m’en était malheureusement resté le souvenir ! Je comprenais, sans pouvoir l’éprouver, tout ce qu’il devait y avoir, tout ce qu’il y avait d’enivrant et de divin dans le dévouement et la confiance !

C’était de ma part une continuelle aspiration vers une sphère éthérée, radieuse, au sein de laquelle j’évoquais les amitiés les plus admirables, les amours les plus passionnés ! Mais, hélas ! une défiance acharnée, implacable, honteuse, me faisant bientôt craindre qu’en application tous ces rêves adorables ne fussent plus que de mensongères apparences, son souffle glacé venait incessamment détruire tant de visions enchanteresses !

Je ne pouvais plus d’ailleurs m’abuser ; ce qu’il y avait de bas, d’égoïste et de faible en moi l’emportait de beaucoup sur ce qu’il me restait de noble, de grand et d’élevé dans le cœur.

Ma conduite avec Hélène me l’avait prouvé. L’homme qui calcule et pèse sordidement les chances de ses impulsions, l’homme qui se retient d’éprouver une généreuse attraction de peur de la voir déçue, celui-là est dépourvu de force, de grandeur et de bonté.

La méfiance côtoie la lâcheté ; de la lâcheté à une cruauté froide, il n’y a qu’une nuance. Je devais, hélas ! l’éprouver misérablement pour moi et pour les autres !

Et pourtant je n’étais pas d’une organisation haineuse et méchante ! Je ressentais des émotions d’une douceur inexprimable lorsque obscurément j’avais rendu quelque service ignoré, dont je ne craignais pas de rougir ! Puis, ce qui n’est jamais, je crois, le fait des âmes absolument mauvaises et perverses, j’aimais à contempler toutes les magnificences de la nature ! La vue d’un splendide coucher du soleil me causait une joie d’enfant ! J’étais heureux de trouver dans un livre la peinture consolante d’un sentiment généreux et bon ! et la sympathie profonde que cette lecture faisait délicieusement vibrer en moi me prouvait que toutes les nobles cordes de mon âme n’étaient pas brisées…

Autant j’aimais, j’admirais passionnément Walter Scott… ce sublime bienfaiteur de la pensée souffrante, dont le génie adorable vous laisse, si on peut excuser cette vulgarité, la bouche toujours si fraîche et si suave… autant je fuyais, je maudissais Byron, dont le stérile et désolant scepticisme ne laisse aux lèvres que fiel et amertume…

Je comprenais si bien toutes les misères, toutes les afflictions, que je poussais souvent la délicatesse et la crainte de blesser les gens malheureux ou d’une condition inférieure jusqu’à des scrupules presque ridicules ; j’éprouvais sans raison des attendrissements involontaires et puérils ; je sentais parfois un immense besoin d’aimer, de me dévouer ; mon premier mouvement était toujours naïf, sincère et bon ; mais la réflexion venait tout flétrir. C’était enfin une lutte perpétuelle entre mon cœur qui me disait : Crois, aime, espère… et mon esprit qui me disait : Doute, méprise et crains !!

Aussi, en observant et ressentant le choc douloureux de ces deux impressions si diverses, il me semblait que j’éprouvais avec le cœur de ma mère et que j’analysais avec l’esprit de mon père ; mais, comme toujours, l’esprit devait l’emporter sur le cœur.

Et puis j’avais encore une terrible faculté de comparaison de moi aux autres, à l’aide de laquelle je trouvais mille raisons évidentes pour que les autres ne m’aimassent pas, et conséquemment pour me défier de chacun.