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pour vous avoir prévenu ; car en vérité… et le comte hésita un moment, puis il reprit d’un air presque solennel, où il paraissait se joindre une nuance d’intérêt affectueux : — Tenez, voulez-vous savoir toute ma pensée ?

— Sans doute, dis-je fort surpris de cette brusque transition.

— Eh bien, vous savez qu’entre hommes il n’y a rien de plus sot que les compliments ; pourtant je ne puis vous cacher qu’il y a en vous quelque chose qui attire au premier abord ; mais bientôt on reconnaît dans votre manière d’être je ne sais quoi de contraint, de froid, de réservé, qui glace ; vous êtes jeune, et vous n’avez ni l’entrain ni la confiance de notre âge. Il y a surtout en vous un contraste que je ne puis parvenir à m’expliquer. Quand vous prenez part à une conversation de jeunes gens, conversation folle, joyeuse, étourdie, souvent votre figure s’anime, vous dites alors des choses beaucoup plus folles, beaucoup plus gaies que les plus gais et les plus fous, et puis, la dernière parole prononcée, vos traits reprennent aussitôt une expression indéfinissable, ou plutôt définissable, de froideur et de fatigue ; vous avez l’air de vous ennuyer à la mort, de façon qu’on ne sait que penser d’une gaieté qui se prouve si voisine d’une tristesse si morne. Aussi je vous jure qu’il est diablement difficile de se mettre en confiance avec vous, quelque envie qu’on en puisse avoir…

Il est bien évident que je ne crus pas un mot de ce que me dit le comte au sujet de ma puissance attractive ; et, sans pouvoir encore démêler le but de cette flatterie, qui ne me parut que ridicule et grossière, je voulus me montrer à lui sous un tel jour qu’il m’épargnât désormais de telles confidences.

— Vous avez raison, dis-je au comte, je sais qu’il ne doit pas être facile de se mettre en confiance avec moi, car étant par nature extrêmement dissimulé, et comptant peu sur les autres parce qu’ils pourraient fort peu compter sur moi, il doit m’être aussi difficile qu’il m’est indifférent d’inspirer le moindre sentiment d’attraction.

Le comte me regarda d’abord d’un air très-sérieusement étonné, puis il me dit d’un air assez piqué :

— Cette dissimulation n’est du moins pas dangereuse, puisque vous l’avouez.

— Mais je n’ai jamais songé à être dangereux, lui dis-je en souriant.

— Ah çà, reprit-il, et où donc croyez-vous trouver des amis avec de pareils aveux ?

— Des amis ? demandai-je à M. de Cernay, et pourquoi faire ?

Il y eut sans doute dans l’expression de mes traits, dans l’accent de ma voix, une apparence de vérité telle, que le comte me regarda avec surprise.

— Parlez-vous sérieusement ? me dit-il.

— Très-sérieusement, je vous jure ; qu’y a-t-il d’étonnant dans ce que je vous dis là ?

— Et vous ne craignez pas d’avouer une aussi complète indifférence ?

— Pourquoi craindrais-je ?

— Pourquoi ? reprit-il d’un air de plus en plus stupéfait. Puis bientôt il me dit : Allons, c’est un paradoxe que vous vous amusez à soutenir ; c’est fort original, sans doute ; mais au fond je suis sûr que vous ne pensez pas un mot de cela.

— Soit, parlons d’autre chose, dis-je au comte.

— Mais voyons, sérieusement, reprit-il, pouvez-vous demander : À quoi bon les amis ?

— Sérieusement, lui dis-je, à quoi vous suis-je bon ? à quoi m’êtes-vous bon ? Que demain nous ne nous voyions plus, qu’y perdriez-vous ? qu’y perdrais-je ? Vous n’avez pas plus besoin de moi que je n’ai besoin de vous ; et en disant vous et moi, je personnifie, je généralise, quant à moi du moins, ces banales affections du monde auxquelles on donne le nom d’amitié.

— Je vous accorde qu’on puisse se passer de ces relations-là, ou plutôt qu’elles soient si faciles à rencontrer, que, sûr de les trouver toujours, on ne s’inquiète guère de les chercher, me dit M. de Cernay ; mais l’amitié vraie, profonde, dévouée ?

— Nisus et Euryale, Castor et Pollux ? lui dis-je.

— Oui ; direz-vous encore : Pourquoi faire, à propos de ces amitiés-là, si vous étiez assez heureux pour les rencontrer ?

— Je dirais certainement : Pourquoi faire ? toujours quant à moi… Car, si je trouvais un Nisus, je ne me sens véritablement pas la force généreuse d’être Euryale, et je suis trop honnête homme pour accepter ce que je ne puis pas rendre. Enfin cette amitié si vive, si profonde que vous dites, alors même que je la trouverais, me serait fort inutile et même très-pesante au moment du bonheur, car je hais les confidences heureuses ; elle ne pourrait donc m’être utile qu’au jour du malheur. Or il est matériellement et mathématiquement impossible que je sois jamais malheureux.

— Comment cela ? dit le comte de plus en plus ébahi.

— Par une raison fort simple. Ma santé est parfaite, mon nom et mes relations me mettent au niveau de tous, ma fortune est en terres, j’ai toujours deux années de revenus d’avance, je ne suis ni joueur ni prêteur : comment voulez-vous donc que je sois jamais malheureux ?

— Mais alors il n’y a donc pas à vos yeux d’autres malheurs que les douleurs physiques ou les embarras matériels ?… Et les peines de cœur ? me dit le comte d’un air véritablement affligé.

À cela je répondis par un éclat de rire si franc, que M. de Cernay en demeura tout étourdi ; puis il reprit :

— Avec une telle façon de voir, il est évident qu’on n’a jamais besoin de personne… et tout ce que je puis vous dire, c’est que je vous plains fort. Mais pourtant, ajouta-t-il presque impatiemment, avouez que si demain je venais vous demander un service vous ne me le refuseriez pas, quand ça ne serait que par respect humain ; eh bien, le monde n’en veut pas davantage !

— Mais, en admettant que je vous rende un service, que prouverait cela ? que vous auriez eu besoin de moi, mais non pas que moi j’aurais eu besoin de vous.

— Ainsi vous vous croyez sûr de n’avoir jamais besoin de personne ?

— Oui, c’est mon principal luxe, et j’y tiens.

— Soit, votre fortune est en terres, elle est sûre. Votre position est égale à celle de tous, vous ne croyez pas aux peines du cœur ou vous les souffrez seul ; mais, par exemple, ayez un duel, il vous faudra bien aller demander à quelqu’un du monde de vous servir de témoin ; voilà une grave obligation. Vous pouvez donc avoir besoin des autres dans le monde.

— Quand j’ai un duel, je m’en vais à la première caserne venue, je prends les deux premiers sous-officiers ou soldats qui me tombent sous la main, et voilà des témoins excellents et qu’aucun homme d’honneur ne peut récuser.

— Quel diable d’homme vous faites ! me dit le comte ; mais, si vous êtes blessé, qui viendra vous voir ?

— Personne, Dieu merci ! Dans les souffrances physiques je suis un peu comme les bêtes fauves, il me faut une solitude et une nuit profonde.

— Mais enfin dans le monde, pour causer, pour vivre, en un mot, de la vie du monde, il vous faut les autres.

— Oh ! les autres pour cela ne peuvent jamais me manquer, pas plus que je ne leur manquerai ; c’est un concert où les plus misérables musiciens sont admis sur le même pied que les meilleurs artistes, et où chacun fait sa note obligée ; mais ces relations-là ne sont plus de l’amitié ; ces liaisons-là sont comme ces plantes robustes et vivaces qui n’ont ni doux parfum ni couleur éclatante, mais qui sont vertes en tout temps, et qu’on ne craint jamais de froisser ; la preuve de ceci, c’est qu’après tout ce que nous venons de dire là nous resterons dans les mêmes et excellents termes où nous sommes ; demain nous nous serrerons la main dans le monde, nous causerons des adorateurs de madame de Pënàfiel ou de tout ce que vous voudrez ; et dans six mois nous nous dirons mon cher ; mais dans six mois et un jour, vous ou moi disparaîtrions de cette bienheureuse terre, que vous ou moi serions parfaitement indifférents à cette disparition. Et c’est tout simple, pourquoi en serait-il autrement ? De quel droit exigerais-je un autre sentiment de vous ? de quel droit l’exigeriez-vous de moi ?

— Mais ce que vous dites là est exceptionnel, tout le monde ne pense pas comme vous.

— Je l’espère bien pour tout le monde ; car je crois ne ressembler à personne, par cela même que je ressemble à tous.

— Et sans doute avec ces principes-là vous méprisez aussi singulièrement les hommes et les femmes ? me dit le comte.

— D’abord je ne méprise pas les hommes, lui dis-je, par une raison très-simple, c’est que moi, qui ne suis ni pire ni meilleur qu’un autre, je me suis mis souvent par la pensée aux prises avec quelqu’une de ces questions qui décident à tout jamais si on est un honnête homme ou un misérable.

— Eh bien ? fit le comte.

— Eh bien ! comme j’ai toujours été très-franc avec moi-même, j’ai souvent beaucoup plus douté de moi que je n’ai encore douté des autres ; je ne puis donc mépriser les hommes. Quant aux femmes, comme je ne les connais pas plus que vous ne les connaissez, il m’est aussi impossible d’en parler d’une manière absolue.

— Comment, pas plus que moi ? me dit le comte de Cernay d’un air évidemment choqué. Je ne connais pas les femmes ?

— Je crois que ni vous ni personne ne connaissez les femmes d’une manière absolue, lui dis-je en souriant. Quel est l’homme au monde qui se connaît ? Quel est celui qui pourrait répondre affirmativement de soi dans toute condition possible ? À plus forte raison qui peut se piquer de connaître, non pas les femmes, mais une seule femme, lors même qu’elle serait sa mère, sa maîtresse ou sa sœur ? Il est évident que je ne parle pas de ces notions à tous venants, sorte de catéchisme banal et traditionnel, aussi faux que stupide, et qui est d’une application tout aussi raisonnable que le serait le secours d’un manuel du beau langage pour répondre à toutes les questions supposables.