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de prendre sûrement un tel saut après une pareille course ; et, si on le manque, c’est à se tuer sur la place.

— C’est justement cela, reprit le comte en soupirant ; aussi je suis au désespoir d’être juge, ou plutôt témoin de cette espèce de défi meurtrier, qui peut coûter la vie à l’un de ces deux braves gentlemen[1], si ce n’est à tous deux ; mais je n’ai pu absolument refuser ces pénibles fonctions.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je à M. de Cernay.


Le pavillon.


— Oh ! reprit-il, c’est tout un roman, et un secret aussi triste qu’incroyable ; je puis d’ailleurs vous le confier maintenant ; car si, pour plusieurs motifs, personne au monde n’en est encore instruit, dans une heure d’ici, en voyant le dernier et terrible obstacle qui fait de cette course, engagée sous un prétexte frivole, une espèce de duel entre les deux jeunes gens qui la courent, tout le monde en devinera facilement la cause et l’objet. »

Je tâchais de lire dans les regards de M. de Cernay pour savoir s’il parlait sérieusement ; mais, s’il plaisantait, ma pénétration fut en défaut, tant il semblait convaincu de ce qu’il disait.

— Enfin, reprit-il, voici le mot de cette aventure, véritablement extraordinaire. Une des plus jolies femmes de Paris, madame la marquise de Pënàfiel, a, dans la foule de ses courtisans, deux adorateurs rivaux ; leurs soins pour elle sont connus, ou plutôt devinés ; ayant un jour échangé entre eux quelques mots très-vifs, au sujet d’une rivalité d’hommages, qui nuisaient à tous deux sans servir à aucun ; de trop bonne compagnie pour se battre à propos d’une femme qu’ils aiment, et que l’éclat d’un duel aurait gravement compromise ; pour éviter cet inconvénient, et arriver au même but, ils ont choisi ce défi meurtrier… dont les chances sont absolument égales, puisque tous deux montent à cheval à merveille, et que leurs chevaux sont excellents ; quant au résultat malheureusement probable, il n’est pas douteux, car s’il est possible qu’un cheval, après une course de deux milles et trois haies franchies, passe encore une barrière fixe de cinq pieds, il est presque matériellement impossible que deux chevaux aient le même et prodigieux bonheur… Aussi, est-il hors de doute que cette course sera terminée par quelque terrible accident… sinon les deux rivaux doivent la recommencer plus tard, ainsi qu’on recommence un duel après avoir en vain échangé deux coups de feu.

Tout ceci me paraissait si étrange, si peu dans nos mœurs, bien qu’à la rigueur cela ne fût pas absolument invraisemblable ni impossible, que j’en étais stupéfait : — Et madame de Pënàfiel ? demandai-je à M. de Cernay, est-elle instruite de cette lutte fatale dont elle est l’objet ?

— Sans doute, et, pour vous donner une idée de son caractère, il est fort possible qu’elle vienne y assister.


Le contrat.


— Si elle y vient, dis-je cette fois avec un sourire d’incrédulité très-prononcé, madame de Pënàfiel trouvera cela sans doute aussi simple que d’aller assister aux sanglants combats des torreadors de son pays ; car, d’après son nom et son farouche mépris de nos usages, il faut que cette sauvage marquise soit quelque amazone espagnole de la vieille roche ! une de ces brunes filles de Xérès ou de Vejer, qui portent encore un couteau à leur jarretière.

M. de Cernay ne put retenir un éclat de rire et me dit : « Vous n’y êtes pas le moins du monde ; madame de Pënàfiel est Française, de Paris,

  1. Le mot anglais gentleman ne signifie pas gentilhomme dans une acception aristocratique, mais homme parfaitement bien élevé et de très-bonne compagnie de quelque condition qu’il soit ; on devrait peut-être l’importer dans la langue française comme tant d’autres expressions anglaises. Dans notre époque, où l’on nie toute supériorité de naissance et de fortune pour n’accepter que la supériorité d’éducation et de position, il est singulier que le terme manque pour exprimer la réunion de ces avantages.