Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
ATAR-GULL.

Le grand mât résista à peine deux secondes, plia… se rompit avec un bruit éclatant, brisa le grément qui se tenait du côté du vent, tomba sur le bastingage du bâbord… et de là dans la mer, en entraînant les haubans qui l’attachaient toujours au navire.

Ce qu’il y avait d’horrible dans cette position, c’est que ce mât, poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick, auquel il tenait encore par une partie de ses manœuvres, et, agissant comme un bélier sur ses flancs, menaçait d’y faire une trouée qui l’eût coulé à fond. Une seule chose restait à faire : c’était de couper les cordages qui liaient cette poutre au brick[1].

« Il n’y a pas à balancer, c’est dangereux, mais il y va de notre peau, » dit Benoît en s’amarrant aussitôt au bout d’une manœuvre ; et d’un saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main.

« Catherine et Thomas, — dit le brave homme en enjambant le plat-bord, — c’est pour vous. »

Il s’élança…

Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et le digne Benoît fut un instant suspendu en l’air, puis halé à bord par son ami Simon.

« Ah ! gredin ! — s’écria Benoît, — tu veux donc faire sombrer le brick ? »

Et il dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup…

« Diable ! vous devenez vif, capitaine ; je voulais vous dire que ce n’est pas là votre place. Pour cette besogne, vous ne verriez pas assez clair : Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue. »

Et il sauta sur le bastingage.

« Mon bon Simon, — dit Benoît en l’arrêtant par la jambe, jure-moi… — Sacré mille tonnerres ! mille millions de diables ! voulez-vous me lâcher ! sacré… — Ce n’est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi, pour l’amour de Dieu, amarre-toi… »

Simon ne l’entendait plus, il s’était déjà jeté à la mer, afin d’atteindre le mât et de s’y cramponner pour le débarrasser de son grément. Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte.

« Pauvre Simon ! il est cuit, » dit Benoît en voyant son second tâchant de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et s’avançait vers le flanc du brick.

La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à tout moment d’être écrasé contre le navire.

« Encore un coup de hache, Simon, — criait Benoît, — et nous sommes parés. Ah ! mon Dieu ! Simon, Simon… défie la vague… à la mer… jette-toi à la mer… tu vas… Simon… Ah !… »

Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses yeux.

Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick ; mais aussi, grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d’une position bien critique, je vous assure.

L’ouragan s’apaisait peu à peu, comme toutes les bourrasques des mers des Tropiques, qui tombent aussi rapidement qu’elles s’élèvent ; le vent se régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud. Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets, il fit nettoyer le pont des débris de manœuvre et de charpente qui l’encombraient, amurer la misaine, et, profitant d’un vent bon frais, mit le cap au sud-est.

Comme on le pense bien, l’expression grandiose de M. Benoît sembla disparaître avec le danger et la tempête ; — une fois la brise réglée, le navire en route… il redevint l’homme grossier, vulgaire, niais, mais honnête, faisant la traite avec autant de conscience et de probité qu’il est possible d’en mettre dans les affaires, et ne croyant pas agir plus mal que s’il eût vendu des bestiaux ou des denrées coloniales, ne pensant enfin qu’à s’amasser une fortune indépendante pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l’avenir de sa petite famille. Le digne père !

Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu’à sa chère Catherine : Simon naviguait avec lui depuis si longtemps ! Simon connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s’occupait des minutieux détails de l’emménagement des nègres à bord avec une patience, une humanité qui charmaient le capitaine ; jamais les noirs ne manquaient de vivres, et, sauf le déchet, qu’on ne pouvait éviter, la cargaison arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration, arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec madame Benoît, un panier au bras ; enfin, Simon était pour le capitaine un être inappréciable, un ami véritable et dévoué.

Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s’essuya-t-il plus d’une fois les yeux. Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot de vigie cria : « Terre à bord ! — Déjà ? — dit Benoît en montant sur son banc de quart. — Je ne me croyais pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier, tiens cette montagne ouverte d’un quart, avec ce bouquet de palmiers, jusqu’à ce que tu arrives à l’embouchure de la rivière Rouge. — Enfin nous y voilà, — dit le capitaine, — pourvu que le père Van-Hop ait de quoi me radouber et me regréer… je ne parle pas du bois d’ébène ; c’est le plus fin courtier de la côte d’Afrique, et il connaît les bons endroits, le compère… mais il va m’écorcher. Ah ! si mon pauvre Simon était là au moins… mais non… plus jamais !… Ah ! mon Dieu, plus jamais… comme c’est triste !… »

Et le bonhomme mouilla son troisième mouchoir à tabac, précieusement marqué, par sa chère Catherine, d’un C et d’un B.


CHAPITRE III.

Le Courtier.


Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,
Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire,
Suit que de ses désirs l’immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur.

De Lamartine. — Méditation II.


Le commerce ! ah ! monsieur, le commerce ! c’est le lien des nations, la fraternité de la grande famille, la providence du pauvre, la sécurité du riche !… Ah !… monsieur, le commerce !!!
Wandryk, Essai d’Économie politique pratique.


Le soleil, se levant pur, radieux, caressait la surface de l’Océan, comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des vagues, encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers grondements d’un chien qui s’apaise à la vue de son maître.

La Catherine entra dans la rivière des Poissons, située vers le sud de la côte occidentale d’Afrique, et, remorquée par sa chaloupe, commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par un des contours du fleuve. Ce fleuve coulait lentement au travers d’une majestueuse forêt, et ses eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés d’oiseaux et de fruits de toutes couleurs.

Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l’ébénier avec ses élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyées sur des abricotiers sauvages ; là des saules courbés par le courant qui entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des lianes flexibles les entouraient d’un réseau de fleurs pourpre.

Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre feuillage, l’illuminait en partie, de sorte qu’on pouvait voir la tête et le col orangé d’un didrick briller vivement éclairés, pendant qu’une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant, voilait d’une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues plumes blanches de sa queue.

Ainsi, lorsqu’un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au milieu de l’axe de ce rayon une foule d’atomes scintillants. Ainsi, tout ce qui dans le bois se trouvait inondé de cette nappe de clarté resplendissante étincelait de mille feux ; c’étaient des perroquets rouges agitant leurs ailes d’un noir velouté, des flamands roses, des colibris nuancés d’or et d’azur, et des cardinaux incarnats avec leur aigrette ondoyante et soyeuse.

Et puis le beau rayon s’arrêtait à la surface du fleuve, s’y réfléchissait, jouait un instant sur des nénufars blancs, des campanules bleues, asiles parfumés et flottants d’une myriade d’insectes dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et d’émeraudes. Enfin il s’éteignait comme à regret, le beau rayon, en laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui contrastait avec les ombres vertes et transparentes projetées par l’épaisseur des arbres de la rive.

Quand le brick eut atteint l’endroit désigné pour son mouillage, un petit canot, monté par trois marins, remonta plus à l’est le courant du fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux frayée. « Sciez, sciez, mes garçons, » cria Benoît en se levant du banc de l’arrière où il était assis, et, donnant une légère impulsion à la barre, il profita du reste de l’air de l’embarcation pour accoster.

« Mouille un grapin, Caiot, — dit-il ensuite à un jeune quartier-maître, — et, si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à bord, et viens demain matin me prendre ici. »

Puis, au moyen d’une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît descendit à terre et se mit à suivre un sentier dont il paraissait connaître parfaitement les détours.

« Pourvu, — pensait le digne homme en s’éventant avec les vastes bords de son chapeau de paille, — pourvu que ce diable de Van-Hop soit encore à son habitation ; il doit pourtant savoir que c’est l’époque à laquelle je ne manque jamais de venir… quinze jours plus tôt ou plus tard. — C’est un drôle de corps que ce père Van-Hop, il vit là au milieu des bois comme s’il était chez lui ; il n’a rien changé de ses anciennes habitudes ; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon… Ah ! enfin, il faut se faire une raison. »

  1. Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette scission qu’en se jetant à la mer, afin de s’accrocher au chouque du mât… là seulement les haubans n’étaient pas en chaînes de fer, comme cette partie du grément qui tient au porte-haubans.