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si fort, que je frissonnai involontairement : il me sembla voir, ou plutôt je vis comme une larme brillante rouler sur les joues du portrait, puis elle tomba froide sur ma main, que j’appuyais au cadre…

Je ne puis exprimer ma première épouvante, car je restai quelques minutes presque sans réflexion.

Puis, surmontant cette terreur puérile, je m’approchai, et je vis alors que l’humidité et la chaleur combinées avaient, seules, produit ce suintement sur la toile, renfermée depuis longtemps. Je souris tristement de ma frayeur ; mais l’impression avait été vive et forte, et je ne pus échapper à mon ressentiment.

Plus calme, je m’assis devant ce portrait.

Peu à peu, mes longues conversations avec mon père me revinrent à la pensée, ainsi que ses maximes désolantes, ses doutes sur la vérité ou la durée des affections. Autant j’avais senti mon cœur se dilater naguère, autant il se resserrait alors avec angoisse : le souvenir de mon indifférence, de mon oubli pour sa mémoire, m’indignait contre moi-même ; mais, voulant sortir de ce cercle de pensées amères, je me mis pour ainsi dire à consulter mentalement mon père sur la résolution que je venais de prendre d’épouser Hélène.

Tout en songeant à cet avenir qui me semblait riant et beau, j’attachais mes yeux sur ce pâle et muet visage, auquel je demandais follement d’approuver les pensées qui m’agitaient ; mais son impassible et triste demi-sourire de dédain me glaçait…

J’aime Hélène du plus profond amour, disais-je en étendant les mains vers lui… Cette impression ne me trompe pas ?… La résolution noble et généreuse que j’ai prise doit assurer mon bonheur et celui d’Hélène… n’est-ce pas, mon père ?…

Et, avide, j’épiais ces traits immobiles… car, je le répète, dans ce moment d’hallucination, il me semblait qu’ils auraient dû faire un signe d’adhésion.

Mais le front blanc et ridé ne sourcilla pas ; puis il me sembla entendre au fond des replis les plus cachés de mon cœur la voix brève de mon père qui me répondait : — Vous m’aimiez aussi du plus profond amour ; j’ai fait pour vous plus qu’Hélène, je vous ai donné la vie et la fortune… et c’est au milieu des jouissances de cette fortune que vous m’avez oublié ! Pauvre enfant !

Épouvanté, je continuai : — Mais Hélène m’aime profondément, n’est-ce pas, mon père ?

Et, regardant la figure toujours immobile dont le silence me faisait peur, je reprenais avec angoisse : — Mais elle ne m’aime donc pas, ou bien je me trompe sur le sentiment que je crois éprouver pour elle, puisque vous me regardez ainsi, ô mon père !

« Ne vous ai-je pas dit de vous défier des adorations que vous susciterait votre fortune, et de sonder profondément les apparences ? »

— Mais, Dieu du ciel ! quelle arrière-pensée peut-elle avoir ? elle, jeune fille si noble et si candide ? elle qui vous aimait comme un père, et moi comme un frère ? Ne s’est-elle pas livrée confiante à mon amour, insouciante de tout le reste et absorbée par lui ? N’a-t-elle pas exposé indifféremment aux calomnies du monde sa réputation, son unique trésor ?

Hélas ! pardon, ô mon père ! car c’est peut-être un misérable et sordide instinct qui m’a répondu à votre place ; sans doute, rougissant de ma bassesse, j’ai voulu attribuer à votre influence cette infernale pensée, le premier doute qui soit venu pour jamais troubler le flot riant et pur de mes croyances ; pardon, mon père, encore une fois pardon, si dans le moment où, dévoré d’angoisse, je vous demandais « quelle arrière-pensée il pouvait y avoir à l’amour d’Hélène, » mon égoïsme brutal m’a répondu : « Votre fortune, car Hélène est pauvre !  !  !… »

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Depuis ce jour fatal, incessamment sous le coup d’une idée fixe et dévorante, incessamment torturé par le doute ! cette arme à deux tranchants qui blesse aussi cruellement celui qui frappe que celui qui est frappé, j’ai opiniâtrement cherché, et, pour mon malheur, cru trouver bien souvent les arrière-pensées les plus infâmes sous l’apparence des plus naïves inspirations, les projets les plus odieux sous les plus soudains et les plus généreux dévouements ; j’ai bien souvent enfin, avec une sécheresse désolante, tué d’un mot les plus tendres et les plus suaves élans ; mais jamais, mon Dieu, jamais je n’oublierai le douloureux brisement qui me déchira, lorsque le scepticisme arracha de mon cœur cette sainte et première croyance.

De ce moment, on eut dit qu’un crêpe funèbre enveloppait tout à mes yeux ; la figure d’Hélène si candide et si pure ne me parut plus que fausse et cupide… La trame la plus noire sembla se dérouler à ma vue : l’insouciance de ma tante me parut bassement calculée ; cette lettre enfin qui l’avertissait des bruits qui couraient dans le monde me sembla supposée ; alors, avec un orgueil cruel, je m’applaudis d’avoir deviné et de pouvoir déjouer cette ligue honteuse faite contre moi, qu’on prenait pour dupe.

Par une inexplicable et subite réaction, tout mon amour se changea en haine et en mépris ; les plus tendres épanchements me parurent ignoblement simulés. Ô honte ! ô misère ! jusqu’au souvenir de cette affection enfantine qu’Hélène m’avait dit éprouver au couvent, mon doute exécrable le flétrit ; j’osai accuser en moi madame de Verteuil et sa fille d’être complices d’Hélène et de sa mère, et d’avoir imaginé cet épisode pour m’aveugler plus sûrement.

Sans doute, la supposition d’une si basse tromperie était odieuse et stupide ; il était aussi affreux qu’incroyable de douter ainsi, à vingt-trois ans à peine… quand dans la vie rien d’amèrement expérimenté jusque-là, quand aucune déception passée n’avait pu autoriser un pareil scepticisme !…

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Triste avantage, hélas ! car on ne peut nier du moins que, cuirassé d’un doute si incarné, et armé d’une défiance si sagace, on ne puisse impunément braver les faux-semblants et les tromperies du monde… Mais de même que le corselet d’acier qui vous défend de l’épée ennemie vous rend aussi impénétrable à la douce chaleur d’une main amie ; de même le scepticisme, cette armure de fer, froide et polie, vous garantît des perfidies du fourbe, mais vous rend, hélas ! impénétrable à l’ineffable croyance d’une affection véritable.

Puisque maintenant j’analyse et je creuse les influences, les instincts, ou l’organisation naturelle, qui firent germer et développèrent en moi le doute, qui sera désormais le centre autour duquel graviteront toutes mes pensées, dans quelque position, apparemment indubitable, que je me trouve, je me souviens que mon père me disait parfois : « C’est avec contentement que je vous vois défiant de vous-même… quand on se défie de soi, on se défie des autres, et c’est là une grande sagesse. »

Puis, par un singulier et étrange contraste, ma mère, aveuglée par l’orgueil maternel, sorte d’égoïsme sublime, qui est chez les femmes ce que la personnalité est chez les hommes, ma mère, après avoir souvent et vainement tenté de m’exalter à mes propres yeux, me disait tristement : « Mon pauvre et cher enfant, je suis désespérée de te voir si défiant de toi : à force de ne pas croire en toi, tu ne croiras jamais aux autres, et c’est là un terrible malheur. »

Or, je suis certain que cette défiance insurmontable de moi-même fut pour beaucoup dans les doutes qui m’accablèrent ; ne pensant pas inspirer les sentiments qu’on me disait éprouver pour moi, ils me semblaient alors faux et exagérés ; et, n’y croyant pas, je leur cherchais nécessairement un motif d’intérêt ou de duplicité.

Ce qui me confirme assez dans cette opinion, c’est que je n’ai jamais rencontré de plus indomptables, de plus imperturbables croyeurs (si ce néologisme peut s’employer) que parmi les sots et les fats… le manque d’intelligence des sots les empêchant de pouvoir observer, réfléchir et comparer ; le suprême et excessif amour-propre des fats ne leur permettant pas d’admettre le moindre doute sur leur mérite, et les certains et prodigieux effets qu’il doit produire.

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Pour revenir à mes projets d’union avec Hélène, ils furent, de ce jour et de ce doute, à jamais renversés.

Je passai une longue et douloureuse nuit.

Le lendemain, j’eus la faiblesse d’éviter ma tante et Hélène ; je montai à cheval de grand matin, et j’allai passer ma journée dans une de mes fermes.

Le soir, je revins fort tard, et, prétextant une excessive fatigue, je ne parus pas au salon.

En rentrant chez moi, je vis sur la table de mon cabinet ces mots au crayon, écrits de la main d’Hélène, dans un livre qu’elle m’avait renvoyé sous enveloppe : « Ma mère m’a tout dit… Je serai demain matin à neuf heures dans le pavillon de la pyramide… Vous y viendrez… Ah ! que vous avez dû souffrir ! »

Bien que cette entrevue me fût pénible et odieuse dans les dispositions où je me trouvais, ne pouvant l’éviter, je m’y résolus donc.


CHAPITRE IX.

Le pavillon.


Le pavillon dans lequel je devais rencontrer Hélène était situé au fond du parc ; pour y arriver, il fallait traverser de longues et tristes allées semées de feuilles mortes. Le brouillard du matin tombait si lourd et si épais qu’à peine on voyait à dix pas, bien qu’il fût neuf heures. Les réflexions de la nuit m’avaient encore affermi dans mon doute et dans ma décision ; une fois cet odieux point de départ admis, qu’Hélène était guidée par une arrière-pensée cupide, il ne me devenait malheureusement que trop facile d’interpréter misérablement toutes ses démarches ; ainsi cette sorte d’aveu, presque involontaire, qu’elle m’avait fait, ce chaste cri d’amour sorti d’un cœur depuis longtemps épris peut-être, ne fut plus à mes yeux qu’une avance honteusement calculée.