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Rien ne m’empêchait sans doute de me retirer chez moi, mais je savais qu’il y aurait du monde là ; je serais obligé de donner des motifs, ou d’être en butte à des questions, bienveillantes sans doute, sur ma santé, mais qui m’eussent été insupportables ; en un mot, je le répète, dans ce moment, je me trouvais véritablement malheureux de ne pouvoir être seul.

Je ne cite ce fait puéril que parce que ce capricieux besoin de solitude si étrange au milieu des émotions que j’éprouvais, et si peu ordinaire à l’âge que j’avais alors, me semble une sorte de singularité héréditaire.

À ce propos, je me souviens que ma mère me disait toujours qu’avant de se retirer à Serval, et par nécessité de position, mon père étant obligé de voir beaucoup de monde, à Paris, sa morosité et sa misanthropie habituelles, lors de ses jours de réception, s’exaltaient à un point extraordinaire ; et pourtant, une fois à l’œuvre, si cela se peut dire, il était impossible de recevoir avec une grâce, une aménité, une délicatesse de tact plus parfaite et plus exquise : aussi était-ce, me disait ma mère, ce mensonge forcé de trois ou quatre heures qui d’avance le mettait hors de lui ; et pourtant, en voyant son visage si gracieux et si noble, ses manières d’une dignité si affable et si charmante, les étrangers ne pensaient pas qu’il pût vivre et se plaire ailleurs que dans ce monde où il paraissait avec tant de rares et d’excellents avantages.

Mais je reviens à cette triste journée de novembre, où je ressentis pour la première fois un si incroyable besoin d’isolement.

Nous arrivâmes donc au château…

Comme je montais chez moi pour m’habiller, une des femmes de ma tante me pria, de sa part, de vouloir bien passer à l’instant chez elle. Je n’avais aucune raison de craindre cette entrevue ; pourtant, j’éprouvai un grand serrement de cœur… Je me rendis chez ma tante ; elle était assise près de sa table à ouvrage, sur laquelle je vis une lettre ouverte ; je m’aperçus aussi qu’elle avait beaucoup pleuré.

— Mon ami, me dit-elle, il y a des gens bien méchants et bien infâmes… Lisez ceci. Puis elle me donna une lettre et remit son mouchoir sur ses yeux.

Je lus : c’était un avertissement amical par lequel on prévenait charitablement la mère d’Hélène que mon intimité si familière avec sa fille avait porté une irréparable atteinte à sa réputation ; en un mot on lui faisait entendre clairement, à travers la phraséologie confuse usitée en pareil cas, qu’Hélène passait pour être « ma maîtresse, » et que, par son impardonnable faiblesse et son insouciance, ma tante avait autorisé ces bruits odieux.

Cela était faux, absolument faux ; c’était une odieuse calomnie ; mais je demeurai atterré, car je vis à l’instant que toutes les apparences devaient malheureusement donner une terrible créance à cette accusation.

Je crus m’éveiller d’un songe ; je l’ai dit, je m’étais laissé aller aux charmes de ce pur et chaste amour, sans calcul, sans réflexion, avec toute l’enivrante imprévoyance du bonheur. Cette lettre me mit la réalité sous les yeux, j’en demeurai écrasé.

Mon premier mouvement fut noble et généreux ; je déchirai cette lettre en disant à ma tante : — Croyez bien que la réputation de ma cousine Hélène sera vengée ainsi qu’elle le doit être.

Ma tante sourit tristement et me dit : — Mon ami, vous sentez bien qu’après de tels bruits il faut nous séparer ; un séjour plus prolongé à Serval serait justifier ces infamies. Je connais ma fille, je connais la hauteur de vos sentiments, c’est tout dire. Mais, mon enfant, les apparences sont contre nous ; ma confiance, si légitime et si honorablement placée en vous, sera taxée de faiblesse et d’imprévoyance. Je n’ai pas songé, hélas ! que la vie la plus pure en soi a toujours des témoins disposés à la flétrir… Vous le savez, Hélène est pauvre, elle n’a au monde que sa réputation… Que Dieu fasse maintenant que ces effroyables calomnies n’aient pas eu déjà un irréparable et fatal retentissement !

— Hélène est-elle instruite de ceci ? demandai-je à ma tante.

— Non, mon ami ; mais son caractère est assez ferme pour que je ne lui cache rien.

— Eh bien, ma tante, faites-moi la grâce et la promesse de ne lui rien dire jusqu’à demain.

Ma tante y consentit, et je rentrai chez moi.

On pense bien que le vague et passager besoin d’isolement que j’avais éprouvé céda devant de si réelles préoccupations.

Le dîner fut triste ; après, nous revînmes au salon. Hélène aimait trop sa mère et m’aimait trop aussi pour ne pas s’apercevoir que nous avions quelques chagrins ; je n’étais pas d’ailleurs, alors, assez dissimulé pour pouvoir cacher mon ressentiment.

Mille idées confuses se heurtaient dans ma tête : je ne m’arrêtais à aucune décision ; je me rappelais mes longs entretiens avec Hélène, nos promenades souvent solitaires, mais autorisées par une familiarité de parenté qui datait de l’enfance ; je me rappelais nos joies candides, la préférence presque involontaire que je lui accordais constamment : à la promenade, j’avais toujours son bras ; à cheval, j’étais toujours à ses côtés ; en un mot, je ne la quittais jamais. Je m’aperçus alors qu’aux yeux les moins prévenus, une distinction aussi persistante avait dû gravement compromettre Hélène. Puis encore, je me rappelais mille regards, mille signes tacites, convenus et échangés entre nous, muet et amoureux langage qui devait ne pas avoir échappé à la clairvoyance jalouse des gens que nous recevions ; charme fatal du premier amour qui nous absorbait assez pour que nous ne songeassions pas au dehors ; atmosphère enivrante au milieu de laquelle nous vivions si heureux et si insouciants de tous, et que nous avions crue impénétrable aux yeux des indifférents !

À mesure que le voile qui m’avait jusque-là caché ma conduite se levait, je comprenais mon inconcevable légèreté ; et, selon tout caractère jeune, j’en vins à m’en exagérer encore l’imprudence… Je vis l’avenir d’Hélène perdu ; car, se trouvant sans bien, l’irréprochable pureté de sa conduite lui devenait doublement précieuse. Puis, c’est avec transport que je me rappelais son amour, son affection si pure et si dévouée, qui datait de l’enfance, ses qualités hautes et sérieuses, sa douceur, sa beauté, son élégance exquise… En un mot, j’en vins à penser qu’Hélène, bien qu’innocente, pouvait paraître coupable aux yeux du monde, et que, puisque j’avais peut-être porté une irréparable atteinte à sa réputation, la seule réparation qui fût digne d’elle et de moi était de lui offrir ma main.

Alors je me voyais heureux et paisible dans ce château, y vivant auprès d’elle, ainsi que j’y avais jusqu’alors vécu : c’était un horizon merveilleusement calme et radieux ; à mesure que je pensais ainsi, mon âme s’épanouissait et semblait s’agrandir. Je ne sais quelle voix intime et solennelle me disait : « Tu es sur le seuil de la vie ; deux voies te sont ouvertes : l’une mystérieuse, vague, imprévue ; l’autre fixe et assurée : dans celle-ci, le passé te répond presque de l’avenir ; c’est un honneur commencé qu’il dépend de toi de poursuivre ; vois quelle existence douce et riante : la sérénité des champs, les souvenirs de famille, la paix intérieure. Tu as assez de richesses pour vivre au milieu de tous les prestiges de luxe et de bénédictions de ceux que tu secourras ; Hélène t’aime depuis l’enfance, tu l’aimes… Va, le bonheur est là… saisis-le… Si tu laisses échapper cette occasion suprême, ta vie sera livrée à tous les orages des passions. »

C’est avec ravissement que j’écoutais cette sorte de révélation ; dans ce moment, le bonheur me paraissait certain, si je me décidais à passer ainsi ma vie avec Hélène.

Ces convictions étaient si douces, que mon front s’éclaircissait, mes traits respiraient la félicité la plus pure ; j’étais enfin si transporté d’allégresse, que je ne pus m’empêcher de m’écrier en répondant à ces pensées intérieures :

— Oh ! oui, Hélène !… cela sera… c’est le destin de ma vie !

On pense à l’étonnement de ma tante, de madame de Verteuil, de Sophie et d’Hélène, à cette exclamation si soudaine et si inintelligible pour elles.

— Arthur, vous êtes fou, me dit ma tante.

— Non, ma bonne tante, de ma vie je n’ai été plus sage… Puis j’ajoutai : — Rappelez-vous votre promesse. Et, baisant la main d’Hélène, je lui dis comme chaque soir : — Bonsoir, Hélène. Puis, sortant du salon, je rentrai chez moi.

J’ai dit que depuis bien longtemps je n’avais ouvert le cadre qui renfermait le portrait de mon père ; je me sentais alors si fort de mon bonheur, que j’y trouvai le courage de braver l’impression que je redoutais.

Et puis, il me sembla que, dans un moment aussi solennel, je devais pour ainsi dire demander conseil à son souvenir ; et, tremblant malgré ma résolution, j’ouvris le cadre.


CHAPITRE VIII.

Le portrait.


Il était nuit ; la lumière des bougies éclairait entièrement le portrait. Je ne sais pourquoi, malgré la joie que la décision que je venais de prendre au sujet d’Hélène faisait rayonner en moi ; je ne sais pourquoi je me sentis soudainement attristé en contemplant l’austère figure de mon père ; jamais son caractère triste et sévère ne m’avait paru plus imposant… Le front vaste et dégarni était proéminent, l’orbite profonde, et les yeux, abrités par des sourcils épais et gris, semblaient m’interroger avec une fixité perçante ; les pommettes étaient saillantes, les joues creuses, la bouche sévère et hautaine ; enfin, la couleur sombre des vêtements se confondant avec le fond du tableau, je ne voyais que cette pâle figure qui, seule, éclatait de lumière dans l’obscurité.

Je m’agenouillai, et je méditai longtemps.

Lorsque je relevai la tête une chose bien naturelle en soi m’épouvanta