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— Un conseiller aulique jouer un tel rôle ! Ah ! vous m’épouvantez… sortez ! sortez !

Et après une assez longue lutte Flachsinfingen disparut enfin dans le cabinet, dont sa femme poussa les verrous.

— Ah çà ! se dit en riant Létorière lorsqu’il se vit ainsi enfermé avec Martha, ce n’est, pardieu ! plus elle, mais bien moi maintenant qui vais peut-être avoir besoin de défenseur. Je regrette fort la présence de l’homme à l’arquebuse, ajouta-t-il en regardant autour de lui avec un certain effroi.

Martha revint bientôt, les yeux baissés comme une prude offensée.

— Que je suis confuse de cette scène, monsieur !… Hélas ! mon mari est malheureusement jaloux… affreusement jaloux !… Jésus-Dieu, sans le moindre motif… Il est enfin si visionnaire que, sachant que je devais avoir un entretien avec vous… avec un jeune gentilhomme… et la conseillère hésitait, qu’on disait si… enfin… dont la réputation était tellement… en un mot… mon mari s’était caché pour… Mais, mon Dieu ! vous me comprenez de reste.

— Oui, madame ; on m’avait déjà dit que M. le conseiller était bien jaloux… dit timidement le marquis.

— Ah !… on vous avait dit cela ! Et Martha minaudait.

— Oui, madame, on m’avait dit que M. le conseiller était très-jaloux de l’influence que vous exerciez sur ses clients, qui s’adressaient toujours à vous plutôt qu’à lui. On vous sait si bonne… d’un jugement si droit… Et pourtant votre mari devrait vous bénir chaque jour ; car l’Écriture dit que « le mari qui a une bonne femme est heureux, » et que « le nombre de ses années se multipliera au double. »

Ceci fut prononcé avec une telle expression de virginale innocence, avec un accent si doux et si religieux, que Martha stupéfaite, après avoir longtemps regardé cette physionomie enchanteresse, se dit : — Mais c’est un véritable agneau pascal… Pauvre innocent !… toujours les textes saints à sa pensée… Comme il m’intéresse ! Et elle reprit tout haut :

— Mais, dites-moi, comment, si jeune, vos parents vous laissent-ils voyager seul ? Comment confient-ils les soins d’un procès si important à votre inexpérience ?

— Hélas ! madame, je suis orphelin, je suis pauvre… je n’ai pas d’appui, je n’ai pour ami et pour guide que mon vieux précepteur.

— Mais comment se fait-il qu’intéressant comme vous l’êtes vous ayez une réputation telle que la vôtre ?

— Moi, madame ? demanda Létorière avec une simplicité angélique. Et quelle réputation, mon Dieu ?

La conseillère était stupéfaite ; elle croyait bien à l’exagération de certaines renommées, mais qu’un adolescent d’une candeur si rare, d’une éducation si sainte, pût passer pour un séducteur effréné, c’est ce qu’elle ne pouvait comprendre.

— Vous n’avez pas de parent de votre nom à la cour de France ? dit-elle d’un air inquiet au marquis.

— Non, madame.

— Ce sont les princes allemands qui auront évidemment répandu ces bruits fâcheux sur leur adversaire, pensa Martha. Mais, dites-moi, quelles démarches avez-vous faites jusqu’à présent ?

— Hélas ! de bien inutiles, madame. Je suis allé d’abord chez M. le baron de Henferester.

— Juste ciel ! pauvre enfant, vous vous êtes aventuré dans l’antre de cet affreux Polyphème ?

— Oui, madame. Oh ! il m’a bien fort effrayé… et puis…

— Allez… allez, dites-moi tout, et, pour vous mettre à l’aise, apprenez que mon mari et moi nous détestons cordialement le baron.

— Je ne le savais pas, madame… C’est pour cela que je craignais de vous dire…

— Non, non, dites tout.

— Eh bien, madame, je suis allé au château de Henferester. M. le baron a d’abord commencé par se moquer de moi, parce que je venais en voiture au lieu de venir à cheval.

— Le vilain centaure ! il se figure que tout le monde est comme lui, de fer et d’acier, dit Martha avec mépris.

— Lorsque j’ai commencé à lui parler de mon procès, il m’a dit de sa grosse voix : « D’abord à table… nous causerons mieux le verre à la main. »

— L’ivrogne ! je le reconnais bien là.

— N’osant pas contrarier M. le baron, je me suis mis à table ; mais, au risque de lui déplaire, par exemple, comme il n’avait pas dit le Benedicite, je lui ai demandé la permission de le dire.

— Pauvre petit martyr ! À merveille, mon enfant… Et ce brutal vous a laissé dire, j’espère ?

— Oui, madame ; mais ensuite il a beaucoup ri, ce qui m’a bien scandalisé…

— Je le crois… Malheureuse brebis, où vous étiez-vous égarée, mon Dieu !

— Comme je mangeais très-peu, M. le baron m’a dit : — Vous avez donc dîné ? — Non, monsieur, mais l’Écriture dit : « Ne vous empressez point étant au festin. »

— Bien répondu à ce glouton ; mon enfant, vous auriez pu ajouter, en manière de prédiction, que « l’insomnie, la colique et les tranchées seront le partage de l’homme intempérant[1]. » Car c’est, en vérité, tout ce que je lui souhaite, à ce vilain brutal ! ajouta la conseillère.

— Alors, madame, il m’a donné un grand verre tout rempli de vin pur en me disant de trinquer avec lui. — Mais, monsieur, lui ai-je dit, je ne bois jamais de vin pur. Alors, madame, il s’est mis à rire aux éclats, et m’a répondu : — C’est égal… buvez toujours à votre maîtresse.

— Parler ainsi à un enfant de cet âge, quelle corruption abominable ! Et la conseillère leva les mains au ciel.

— Je n’ai pas compris ce que voulait me dire M. le baron ; j’ai trempé mes lèvres dans ce grand verre et je l’ai remis sur la table tout interdit. Alors le baron m’a regardé de travers en me disant d’une grosse voix : — Vous ne buvez pas de vin, vous ne mangez pas, vous ne parlez pas. Peut-être serez-vous plus communicatif entre un widerkom de kirchenwaser et une pipe bien bourrée de tabac.

— Du kirschenwaser ! une pipe ! Oh ! le vieux pandour ! vouloir donner ses odieux goûts de corps de garde à cet adolescent, qui ressemble plutôt à une fille qu’à un jeune homme !

— Mais, ai-je répondu à M. le baron, je ne bois jamais de liqueurs fortes, et je n’ai jamais fumé… Alors il s’est mis à jurer, mais à jurer, que j’en étais honteux pour lui, et il m’a dit : — Vous ne fumez pas, vous ne buvez pas ; je vois que nous ne nous entendrons guère, car moi je ne m’intéresse qu’aux gens qui me ressemblent !… Du moins chassez-vous ? — Oui, monsieur le baron. J’ai chassé les alouettes au miroir. — Alors, madame, il s’est mis à rire et à jurer encore plus fort qu’il n’avait fait jusque-là, et m’a dit : — Jeune homme, excusez ma franchise, mais le châtelain de Henferester aimerait mieux ne toucher à un verre, à une bride ou à une carabine de sa vie, que de s’intéresser à un chasseur d’alouettes… Je ne puis rien pour vous. Et voilà, madame, comme j’ai quitté M. le baron, et comme je suis revenu tout désespéré…

— Et le docteur Sphex, l’avez-vous vu ? dit Martha en réfléchissant.

— Oui, madame. Mais il m’a demandé avant tout si je connaissais la littérature profane… et un certain auteur païen nommé Perse, qu’on dit illisible pour des jeunes gens de mon âge. Je lui ai dit que non ; alors il m’a dit que ma cause était mauvaise, que mes adversaires avaient des droits certains… Et j’ai vu qu’il n’y avait pas plus d’espoir de ce côté-là que de l’autre.

La conseillère se sentait profondément émue.

— Écoutez, mon enfant, dit-elle au marquis, vous m’intéressez plus que je ne le saurais dire… Je suis bien chagrine de voir les autres conseillers si contraires à vos intérêts ; mais je n’y puis rien : tout ce qui dépend de moi, c’est de tâcher de vous assurer la voix de mon mari…

— Ah ! madame, il serait vrai ! s’écria Létorière avec l’expression de la plus vive reconnaissance. Ah ! l’Écriture a bien raison de dire : « La femme forte est la joie de son mari ; elle lui fera passer en paix toutes les années de sa vie… » Oui, madame, car je bénirai votre mari, et il sera fier d’avoir, grâce à vous, fait triompher le bon droit.

— Toujours l’Écriture ! on dirait en vérité un petit pasteur, dit Martha avec abandon. Mais, reprit-elle, n’allez pas après cela concevoir de folles espérances, ne vous désespérez pas non plus ; le baron et le docteur peuvent revenir de leurs préventions… Et Martha ajouta en elle-même : — Qu’il m’en coûte de le tromper ainsi ! il a bien peu de chance, mais je n’ai pas le courage de le désespérer.

— Ah ! madame ! s’écria Létorière en se jetant à ses genoux, je le sens, vous serez mon bon ange… C’est à vous que j’attribuerai tout le bonheur qui m’arrivera désormais… Mon Dieu ! madame, que vous êtes bonne et généreuse ! Oh ! laissez-moi là, à vos pieds, vous remercier encore.

La conseillère très-émue, très-attendrie, détourna la tête et dit doucement au marquis, en lui donnant sa main à baiser :

— Allons ! allons, enfant, relevez-vous, ne restez pas là…

Le marquis, toujours à genoux, prit résolument la main qui lui était offerte, la porta bravement à ses lèvres en fermant les yeux, et dit d’une voix reconnaissante et passionnée :

— Oh ! madame, comment jamais reconnaître tant de bontés !…

— Eh bien ! eh bien ! petit fou, dit Martha en dégageant doucement sa main et en donnant de l’autre un léger soufflet à Létorière, allez-vous me faire repentir de mes bontés ?…

Depuis que le marquis s’était jeté aux genoux de Martha, la figure réjouie du conseiller, toujours armé de son arquebuse, avait graduellement apparu à un œil-de-bœuf qui surmontait la porte du cabinet où il était enfermé.

Voyant sa femme si peu disposée à recourir au poignard pour repousser l’Holopherne, le Tarquin, le Nabuchodonosor, le conseiller voulut joyeusement se venger de son incarcération, et tira son coup d’arquebuse en l’air, en disant : — Martha, n’avez-vous pas crié : « À moi, Flachsinfingen ! »

Puis, accoudé sur le support de la fenêtre, il se mit à rire aux éclats.

La conseillère, outrée de cette nouvelle facétie de son mari, prit le parti de se trouver mal.

Létorière se sauva en appelant au secours et laissa Martha entre les mains de ses femmes et de son mari, qui, voyant la fâcheuse issue de sa plaisanterie, descendit à la hâte pour se faire pardonner son impertinence.

  1. Ecclésiast., ch. xxxi, v. 23.