Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/130

Cette page a été validée par deux contributeurs.

table stoïque, aussi bien que je le connais ; mais ce que vous avez, et ce que, hélas ! je n’ai pas, c’est cette belle et harmonieuse prononciation toute musicale qui m’a transporté ! Aussi, ajouta le conseiller en hésitant, si je l’osais, je vous demanderais, au nom de notre commune admiration, de me dire encore une fois les premiers vers de la troisième satire.

— Avec plaisir, monsieur, dit en souriant Létorière.


Hæc cedo, ut admoveam templis et farre litabo[1].


— De mieux en mieux ! s’écria le savant en frappant dans ses mains. Mais, à propos de cette citation, quelle signification donnez-vous à far ? et le docteur attacha un regard presque inquiet sur le jeune homme dont il voulait mettre la science à l’épreuve par cette question.

— Selon ma modeste expérience, répondit bravement le marquis, far signifie la graine dont on fait la farine ; et, contrairement à l’opinion de Casaubon et de Scaliger, je crois que cette expression s’applique non au pain, mais au blé, à l’orge, à toutes espèces de grains, en un mot ; car vous le savez, monsieur, le far était avec le sel la plus commune des offrandes ; c’est elle, je crois, que Virgile désigne par ces mots : fruges, salsæsalsa mola… C’est donc en manière d’humble offrande à notre commune divinité, monsieur, que je vais dire les vers qui vous plaisent. Puis Létorière récita généreusement la satire tout entière, en donnant à sa voix harmonieuse une expression tour à tour si fine, si mordante ou si énergique, que le docteur Sphex, enthousiasmé, s’écria :

— C’est qu’il ne laisse rien échapper ! pas une nuance ! pas une intention ! il ne s’arrête pas à la surface des mots ! il les scrute, il les creuse, il les traverse, il pénètre sous cette écorce brillante et en fait ressortir le sens profond et caché. Jeune homme… jeune homme… ajouta Sphex en se levant, hommage à vous ; car lire ainsi, c’est traduire ! Traduire ainsi, c’est s’assimiler tellement à l’esprit de l’original que c’est presque substituer l’individualité de l’auteur à la vôtre ! Or, je vous déclare qu’un homme assez heureux, assez rarement doué pour s’individualiser avec Perse, mérite à mes yeux presque autant d’égards qu’en mériterait Perse lui-même ! oui, je considère ce phénomène d’assimilation comme une sorte de parenté… de génération intellectuelle ! Or donc, touchez là, jeune homme… Sans l’immense différence d’âge qui nous sépare, je dirais que nous sommes frères en intelligence, procréés du même père !

Le docteur Sphex avait parlé avec tant de véhémence et tant d’enthousiasme que Létorière le regardait avec un profond étonnement, craignant de s’être trompé et d’avoir sous les yeux un monomane au lieu du conseiller aulique qu’il attendait.

Le savant, interprétant différemment ce silence, dit au marquis : — Voyez un peu, j’agis comme un vieux fou. Je vous traite de frère, et je ne songe seulement pas à vous demander à quel savant latiniste j’ai l’honneur de parler.

— Mon nom est Létorière, monsieur, dit le marquis en saluant.

— Létorière ! s’écria Sphex en se redressant brusquement. Seriez-vous, par hasard, parent du marquis du même nom ?

— C’est moi qui suis le marquis de Létorière, monsieur.

— Vous ?… vous ?… vous ?… dit le docteur sur trois tons différents. Allons donc, c’est impossible. Le marquis de Létorière est, dit-on, aussi ignorant qu’une carpe, aussi léger qu’un papillon ; c’est un de ces beaux diseurs de fadaises, incapables de comprendre un mot de latin, et qui, en fait de Perse, ne connaissent guère que les étoffes de ce nom-là ! ajouta la conseiller, très-satisfait de cette détestable plaisanterie.

— Je vois avec peine qu’on m’a calomnié, monsieur, dit le marquis.

— En vérité ! Sérieusement vous seriez M. de Létorière ? dit Sphex d’un air stupéfait.

— J’ai l’honneur de vous l’affirmer, monsieur, dit le marquis.

— Mais êtes-vous ici pour un procès ?… Répondez, monsieur !… répondez ! ne me trompez pas !

— Monsieur ! dit le marquis comme s’il eût été choqué de l’indiscrétion du conseiller.

— Pardon de ma vivacité, monsieur… Si j’ai l’air si bien instruit de ce qui vous regarde, c’est que… et le docteur hésita, c’est que j’ai quelques parents dans le conseil aulique, et je suis informé de tout ce qui s’y passe.

— Eh bien ! il est vrai, monsieur, je suis malheureusement ici pour un procès, dit en soupirant Létorière.

— Mais, mon jeune ami, reprit le conseiller, permettez-moi de vous dire que vous me semblez très-insouciant de vos affaires !… Vous venez réciter des vers aux zéphyrs : … d’admirables vers, il est vrai ; mais, entre nous, ce n’est guère là le moyen de gagner votre procès… Croyez-moi, jeune homme, si la justice est aveugle, elle n’est pas sourde… et il est mille moyens d’intéresser vos juges.

— Hélas ! monsieur, j’ai vu mes juges… et c’est parce que je les ai vus… que je conserve peu d’espoir. Dans mon chagrin, je demande aux lettres des consolations et des renseignements ; j’en demande surtout à mon poëte favori… Je cherchais la force de lutter contre le mauvais sort en relisant ses vers. Ne trouvez-vous pas, monsieur, que sa poésie énergique, fière et sonore, doit ranimer les âmes affaiblies, ainsi que le bruit guerrier d’un clairon ranime les soldats découragés ?

Le savant fut profondément touché de l’expression à la fois simple et digne avec laquelle Létorière prononça ces derniers mots.

— Pardonnez à un vieillard, lui dit-il, l’intérêt qu’il vous témoigne ; mais ne vous exagérez-vous pas aussi les mauvaises dispositions de vos juges ?… Avez-vous bien fait ce qu’il fallait pour les intéresser à votre cause, avant d’en désespérer ainsi ?

— Ceux de mes juges que j’ai vus, monsieur, ne pouvaient guère avoir de sympathie pour moi, et je ne devais pas d’ailleurs compter leur en imposer.

— Pourquoi cela, mon jeune ami ?

— Notre poëte pourrait au besoin vous répondre, monsieur :


Velle annum cuique est, nec voto vivitur uno.

. . . . . . . . . . . . . . .

Hic satur irriguo mavult turgescere somno ;

Hic campo indulget[2]


— Je comprends, je comprends, dit le conseiller en souriant de la juste et maligne application de ces vers ; je sais qu’on dit de par Vienne que le conseiller Flachsinfingen aurait bien figuré parmi les gourmands convives du festin de Trimalchyon, et que le brutal châtelain de Henferester aurait pu lutter dans le cirque de Rome contre les bêtes sauvages ! En effet, vous, pauvre lettré ! pauvre poëte ! pauvre rossignol au doux chant… quels rapports pouviez-vous avoir avec cette panse inerte de Flachsinfingen, qui ne songe qu’à sa table ? Qu’auriez-vous pu lui dire, si ce n’est :


Quæ tibi summa boni est ? Uncta vixisse patella
Semper ![3]


Il en est de même de ce gladiateur, de cette brute de Henferester… dont je ne puis voir le lourd et grand corps sans me rappeler ces vers de notre dieu :


Hic aliquis de gente hircosa centurionum
Dicat : quod satis est sapio mihi ; non ego curo
Esse quod Arcesilas ærumnosique Solones[4].


— Hé bien ! vous avouerez, monsieur, reprit le marquis en souriant, que, n’ayant en vérité pas autre chose à dire à mes juges, je ne devais guère espérer de les intéresser. Hélas !… je ne suis ni un coureur de forêts ni un gourmand… sans cela peut-être aurais-je éveillé quelque sympathie chez mes juges !

— Mais tous les conseillers ne sont pas des gladiateurs et des moutons menés par leurs femmes, mon jeune ami…


At me nocturnis juvat impallescore chartis[5].


— Ah ! monsieur… tout mon malheur est de ne pas avoir de juges qui vous ressemblent…

— On m’avait pourtant parlé d’un certain docteur Sphex, dit le conseiller en attachant un regard perçant sur le marquis, d’un vieux bonhomme qui n’était pas sans lettres… qui jugeait le matin et se livrait le soir à ses études chéries…


His mane edictum, post prandia Callirhoë do[6].


— Je me suis plusieurs fois présenté à la porte de M. le conseiller Sphex, monsieur, dit Létorière, et si ce que vous me dites est vrai, je regrette doublement de ne l’avoir pas rencontré, car c’est peut-être le seul de mes juges auquel j’aurais pu inspirer quelque sentiment de bienveillance, ou dont j’aurais pu réclamer l’intérêt au nom de nos goûts communs.

— Par Hercule !… jeune homme, n’en doutez pas !… Mais tout n’est pas désespéré… je connais assez cet original de Sphex ; si vous voulez m’accompagner, je me ferai un plaisir de vous recommander, et même de vous présenter à lui.

  1. Puissé-je apporter au temple cette offrande, et l’orge suffira pour faire agréer ma prière.
  2. Chacun son goût, aucun ne se ressemble ; celui-là préfère s’engraisser à table et dans les bras du sommeil ; celui-là aime les durs exercices du champ de Mars.
  3. Pour vous le souverain bien quel est-il ? De faire chère-lie tous les jours.
  4. Mais j’entends un vieux bouc de centurion me répondre : J’ai autant de savoir qu’il m’en faut à moi ! j’ai bien besoin de devenir un Arcésilas ou un Solon morose !
  5. Mais à moi il me plaît de pâlir sur les livres.
  6. Un édit le matin à ces gens, et le soir Callirhoë !! (et le soir mes plaisirs).