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bon châtelain avait aussi formellement promis sa voix aux princes allemands, dont il croyait les droits fondés.

Pour accorder son désir d’obliger le marquis avec sa parole déjà donnée, le baron eut recours à un singulier compromis : « Nos votes seront secrets : du caractère dont je connais Sphex et Flachsinfingen, d’ailleurs très-partisans des princes, se dit-il, il est hors de doute qu’ils voteront tous deux contre ce pauvre Létorière, surtout après l’algarade qu’il a faite au savant et à la conseillère. Or leur hostilité assure le triomphe de la partie adverse du marquis. Maintenant, pourvu que les princes allemands gagnent, ainsi que le veut la justice, qu’importe que ce soit à l’unanimité ou à la majorité de deux voix contre une ? Tout ce que je désire, moi, c’est de pouvoir, sans causer d’injustice, renvoyer ce pauvre marquis avec de bonnes paroles et une preuve de mon amitié ; car je n’aurai jamais le courage de dire non à un aussi brave veneur et à un si jovial compagnon. »

Cette résolution prise, le châtelain attendit avec impatience le réveil de son hôte, et lui annonça qu’ayant réfléchi toute la nuit à son procès, sa conviction s’était modifiée, et qu’il lui donnait sa parole de voter pour lui.

Létorière, après avoir mille fois remercié le baron, repartit pour Vienne. Quoi qu’il eût dit au châtelain, le marquis n’avait encore vu ni le conseiller Sphex ni la femme du conseiller Flachsinfingen.


CHAPITRE XIII.

Le docteur Sphex.


Le docteur Aloysius Sphex habitait une maison très-retirée, située au fond d’un des faubourgs de Vienne. De lourds barreaux garnissaient les fenêtres ; d’épaisses lames de fer augmentaient encore la solidité d’une porte basse et étroite, fermée par une forte serrure.

Il fallait bravement passer entre deux énormes chiens des montagnes, enchaînés derrière cette porte, pour arriver à une petite cour intérieure, où l’herbe croissait de toutes parts, et qui conduisait à la cuisine. Dans cette pièce froide et nue se tenait la vieille ménagère du docteur, accroupie près de deux tisons éteints.

Le docteur habitait au premier étage une vaste bibliothèque poudreuse, en désordre, encombrée d’in-folios qui semblaient n’avoir pas été ouverts depuis longtemps. Une haute fenêtre à petits vitraux, encadrés de plomb et à demi cachés par un pan de vieille tapisserie, jetait dans cette retraite un jour douteux et rare. Une vaste cheminée à colonnes torses, en pierre et à manteau sculpté, avait été transformée en corps de bibliothèque, car le docteur n’allumait jamais de feu, dans la crainte d’incendier ses livres.

Afin de se garantir du froid piquant de l’automne, le conseiller s’était imaginé de se retrancher dans une vieille chaise à porteurs, qu’il avait fait placer au milieu de son cabinet d’étude : fermant les glaces de ce meuble, il se trouvait ainsi assez commodément établi pour lire et pour écrire.

Le docteur Sphex, petit vieillard maigre, frêle, aux sourcils épais, aux yeux perçants, au sourire caustique, à la mâchoire inférieure très-proéminente, aux pommettes ridées, avait une physionomie singulièrement sardonique et maligne.

Lorsque deux heures sonnèrent à son antique pendule de marqueterie, le conseiller sortit de sa chaise avec une précision presque automatique.

Il portait un vieil habit noir fort usé ; il s’enveloppa d’une sorte de houppelande grise, mit un chapeau à larges bords sur sa perruque rousse, et, pour mieux assujettir sa coiffure, il se servit d’un mouchoir à carreaux, ployé en triangle, dont il noua les deux pointes sous son menton.

Après avoir mis ses lunettes dans une de ses poches, et dans l’autre un précieux Elzevir, petit volume relié en chagrin noir, le docteur Sphex prit sa canne et se prépara à sortir.

Mais, comme si une réflexion soudaine lui fût venue, il retourna sur ses pas, traversa la bibliothèque, et entra dans une autre pièce dont il ferma la porte derrière lui.

Les yeux du vieillard semblaient rayonner de joie.

Il prit une clef suspendue à la chaîne de sa montre, ouvrit le coffret, et en tira avec un religieux respect une boîte en cèdre, plate et oblongue.

Elle contenait un manuscrit de format in-4o sur vélin. La forme des caractères de l’écriture était celle employée au dixième siècle ; les titres et les lettres capitales étaient dorés et ornés de vignettes.

Après avoir contemplé ce manuscrit avec le regard avide, inquiet et insatiable que l’avare plonge dans son trésor, le docteur Sphex remit sa boîte en place et ferma soigneusement le coffret qui contenait ce précieux monument de calligraphie.

Ainsi rassuré sur l’existence et sur la conservation de son bien le plus cher, le conseiller sortit pour faire sa promenade accoutumée.

En passant devant la cuisine de sa ménagère, il lui dit d’un air bourru :

— Si le marquis français revient encore à la charge, que je sois chez moi ou non, dites-lui toujours que je suis absent.

— Il est encore venu ce matin, monsieur.

— C’est bon, c’est bon ; qu’ai-je besoin de voir cet étourneau, ce muguet, ce beau fils, qui, dit-on,


Non pudet ad morem discincti vivere Nattæ[1].


Le vieillard se dirigea vers une petite vallée située derrière les faubourgs, et appelée le Creux-des-Tilleuls.

De même que certains amateurs dédaigneusement exclusifs n’admettent qu’une école de peinture et n’admirent qu’un maître de cette école, le docteur Sphex s’était passionné pour les Satires de Perse et mettait cet ouvrage au-dessus de tous les autres poëtes latins de l’antiquité.

Non-seulement il possédait toutes les éditions de ce poëte, depuis la plus rare, l’édition princeps de Brescia (1470), jusqu’à la plus moderne, celle de Homs (1770) mais il avait acquis, à un très-haut prix, le manuscrit dont on a parlé, et qu’il considérait comme un trésor inestimable.

Le conseiller avait traduit, commenté Perse, et le commentait journellement encore. À force de se pénétrer de l’esprit de cet auteur, il avait fini par s’en assimiler tellement les pensées, qu’il s’appliquait continuellement à lui-même et aux autres des citations empruntées à ce satirique stoïcien.

Son admiration touchait à la monomanie. De même qu’à l’aide du microscope l’observateur découvre des mondes inconnus sur un brin d’herbe ou dans une goutte d’eau, l’imagination exaltée du docteur trouvait, sous les plus simples paroles de son auteur chéri, les significations les plus profondes.

Le conseiller s’achemina donc à pas lents vers le lieu de sa promenade quotidienne. Il s’approchait de l’arbre renversé qui lui servait ordinairement de siège, lorsqu’il entendit parler à haute voix…

Contrarié de trouver sa place prise, le docteur s’arrêta derrière un buisson de houx.

Mais que devint-il, lorsqu’il entendit une voix pure et suave réciter, avec l’accentuation la plus savamment prosodique et la plus finement expressive, ces vers de la première satire de Perse :


O curas hominum ! O quantum est in rébus inane ! etc.[2]


Le conseiller suspendit sa respiration, écouta, et, lorsque la voix s’arrêta, il s’avança brusquement pour voir quel était l’étranger qui semblait si bien goûter son auteur de prédilection.

Il vit un jeune homme très-négligemment vêtu ; plusieurs rouleaux de papier sortaient des poches de son vieil habit noir ; il avait à côté de lui un assez volumineux in-4o. Tout l’extérieur de Létorière, car c’était lui, donnait enfin l’idée la plus juste d’un pauvre poëte : étroite cravate de grosse toile, vieux feutre rougi de vétusté, visage pâle et légèrement famélique, rien ne manquait à cette autre transfiguration.

À la vue du vieux conseiller, le marquis se leva respectueusement.

— N’est-ce pas, jeune homme, que notre Perse est le roi des poëtes ? s’écria vivement Sphex en frappant du plat de sa main sur l’Elzevir qu’il venait de tirer de sa poche, et en s’approchant d’un air radieux vers Létorière.

— Monsieur, dit le marquis d’un air étonné, je ne sais…

— J’étais là, j’étais là, derrière cette touffe de houx ; je vous ai entendu réciter le commencement de la première satire de notre poëte, de notre Dieu ! Car, par Hercule, jeune homme, je vois que vous l’appréciez comme moi ! jamais Toscan n’a dû prononcer avec plus de pureté que vous l’inimitable poésie de notre commun héros ; et franchement, mon vieux cœur est tout réjoui de cette rencontre aussi heureuse qu’inespérée.


Hune, Macrine, diem numera meliore lapillo[3],


s’écria le vieillard ; et il tendit cordialement la main à sa nouvelle connaissance, après avoir emprunté cette citation à son auteur chéri.

— Si ce n’était prétendre trop, monsieur, répondit Létorière avec humilité, j’oserais vous répondre :


Non equidem hoc dubites, amborum fœdere certo
Consentire deos, et ab uno sidere duci[4].


— Bravo ! mon jeune ami, impossible de répondre avec plus d’esprit et plus d’à-propos ! Il faut que vous connaissiez mon Perse, mon inimi-

  1. Qui n’a pas honte de vivre comme un Natta (vaurien célèbre).
  2. Quels soins occupent l’homme ! ô que de vanité dans la vie !…
  3. Marquez ce jour, Macrin, avec la pierre favorable.
  4. N’en doutez pas, les dieux ont voulu nous lier par des rapports certains ; nous donner la même constellation pour guide.