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À cheval, piqueurs, et sonnez !
Vos montures éperonnez.
Voici la nuit brune
Et la blanche lune…
Rentrons au manoir
Sans voir
Le chasseur noir !


La voix du marquis sembla s’affaiblir en chantant ces dernières paroles sur un rhythme mélancolique et presque triste ; ses traits perdirent leur expression de joyeuse insouciance, et un nuage de tristesse passa sur son front, qu’il appuya bientôt sur sa main.

Selbitz, qui était en ce moment debout derrière la chaise de son maître, lui dit à voix basse, en montrant le marquis :

— Quand la fleur est trop abreuvée, elle penche sur sa tige ; quand il s’agit de bien boire, aujourd’hui n’est pas toujours fils d’hier. Allez ! allez ! monseigneur, vous serez toujours le widerkom-vierge. Voilà le Français qui s’appuie le front sur sa main gauche ; c’est toujours comme cela que commençait l’ivresse du forestier général de Hasbrek ; mais, il faut être juste, ça lui prenait dès le premier jour.

Le baron sourit d’un air d’orgueilleuse satisfaction et répondit à voix basse :

— Que veux-tu, Selbitz ! c’est si jeune… mais, malgré sa jeunesse ; c’est un rude jouteur. Hier il m’a tenu tête : lutter deux jours de suite, c’était trop pour lui. Mais, après moi, je ne connais personne qui puisse l’égaler…

— Achevez-le donc, monseigneur… achevez-le donc pour l’honneur de la vieille Allemagne, dit le traître majordome.

— Eh bien, marquis ! dit le châtelain à voix haute, votre chanson est-elle déjà finie ? Ne buvons-nous pas à votre glorieuse chasse d’aujourd’hui ?

— Buvons, dit le marquis en tendant son widerkom d’un bras qui semblait alourdi… Puis, après avoir bu, il répéta à voix basse et triste ces deux derniers vers de sa chanson :

Voici la nuit brune
Et la blanche lune…
Rentrons au manoir
Sans voir
Le chasseur noir !

Il a le vin lugubre, dit le baron à son majordome.

— Il me rappelle le comte Ralph, qui, vous le savez, monseigneur, à la dixième bouteille environ, entonnait presque toujours le psaume des morts, répondit Selbitz à voix basse.

— Allons, marquis : au premier sanglier que nous prendrons, dit le châtelain, voulant porter un dernier coup à la raison de Létorière.

— Buvons… dit Létorière, qui commença dès lors à donner quelques légers symptômes d’ivresse, en parlant d’une manière tour à tour lente et brusque, triste et joyeuse. La chasse, baron… c’est bon, la chasse… le vin aussi… ça étourdit… ça emporte… on n’a pas le temps de penser… et puis on a l’air gai… et au fond on est… Mais, bah !… tenez, baron… il faut que je vous fasse une confidence.

— Oh ! déjà des confidences ?… dit le majordome, c’est comme le ministre de Blumenthal… mais le révérend ne les commençait guère qu’au huitième widerkom… Vous souvenez-vous, monseigneur… de la bonne histoire qu’il nous a dite sur la gaillarde meunière du Val-aux-Primevères ?

— Tais-toi donc, et écoute, dit le châtelain, qui reprit tout haut : Parlez, parlez, marquis… Allons, buvons à vos confidences…

— Eh bien donc ! baron… figurez-vous que mon procès me tourne la cervelle…

— Vraiment, marquis ! dit-il tout haut. J’en étais sûr, reprit-il à voix basse, ce pauvre garçon voulait s’étourdir…

— Vrai comme voilà mon verre vide…, je ne voulais pas vous dire cela, baron… ; mais vous êtes mon ami… je dois tout vous confier… apprenez donc que j’ai fait une visite à mes juges…

— Ah bah ! dit le baron assez satisfait de l’expansion involontaire de son hôte, et très-curieux de surprendre peut-être le secret de ses démarches, vous avez vu vos juges ?

— Oui…, baron… ; d’abord un nommé… un nommé… Spectre…

— Vous voulez dire Sphex, marquis !

— Sphex ou Spectre… ça m’est égal… Mais mille carabines ! baron, laissez-moi rire… quoique ça soit d’un de vos confrères… ce n’est pas ma faute, je fais autant de cas d’un savant en us… que d’un verre cassé ou d’un cheval fourbu…

— Bien dit, marquis, vous n’êtes pas fait plus que moi pour respirer l’odeur des bouquins… Nous aimons trop l’air des forêts !

— Figurez-vous donc… baron… que ce vieux Spectre, j’aime mieux l’appeler Spectre parce que ça dit son nom et sa figure… a eu l’insolence de me demander au bout de deux minutes d’entretien… si je parlais latin ?

— Vous… marquis… vous, parler latin ! dit le baron en partageant l’indignation du marquis. Ah çà ! où avait-il mis ses lunettes ? Est-ce que vous avez l’air de quelqu’un qui parle latin ? A-t-on vu un vieil impudent pareil ? Pour qui diable vous prenait-il ?

— Vous sentez, baron, qu’on ne peut pas s’entendre dire cela de sang-froid… même par son juge… Ah ça, lui dis-je, est-ce que j’ai l’air d’un rat rongeur de vieux livres ? d’un buveur d’encre ? d’un cuistre ? Parler latin ? mille diables ! Si je ne venais pas pour vous demander votre appui pour mon procès… je vous ferais voir comment je traite ceux qui me disent que je parle latin !

— Bien touché, mon hôte… j’aurais donné cent florins pour avoir assisté à cette scène, dit le baron en riant aux éclats.

— Alors le docteur m’a déclaré tout net qu’il n’avait rien à me dire sur mon procès, et que je pouvais considérer ma cause comme perdue parce que j’étais connu !… Mille morts ! baron… j’étais connu !!! c’était trop, il m’avait déjà demandé si je parlais latin… Je n’ai pu me maîtriser, et je lui ai franchement proposé un coup d’épée…

— À Sphex ! un coup d’épée… reprit le châtelain en riant à perdre haleine, le vieux singe a dû être impayable… et qu’a-t-il dit ?

— Il n’a rien dit du tout ; il a levé les mains au ciel et a disparu comme par enchantement derrière une pile de gros livres ; alors je m’en suis allé… me doutant bien que le docteur me garderait rancune, et du diable si je sais pourquoi ; car on peut échanger un coup d’épée et être amis malgré cela…

— Il est d’une naïveté rare, dit tout bas le châtelain, il faut qu’il s’abuse singulièrement sur ses manières et sur son extérieur.

Létorière reprit : — Il me restait à voir le conseiller Flachsinfingen : j’arrive chez lui, je le demande, on me met face à face avec une vieille sorcière vêtue de noir, qui aurait pu passer pour la femelle du savant, tant elle était sèche et maigre. Elle tenait par-dessus le marché une Bible à la main. J’ai affaire au conseiller et non pas à sa femme, dis-je au laquais. Moi ou le conseiller, c’est tout un, reprend la sorcière ; dites-moi, monsieur, ce que vous avez à dire à mon mari. Alors, baron, moi qui ne manque pas d’adresse, j’imagine un moyen pour faire fuir la femme et faire venir le mari.

— Voyons, marquis, dit le châtelain en ajoutant tout bas : Quand celui-là sera fin et adroit, je boirai de l’eau pure… c’est rude et noueux comme le chêne, mais franc comme l’osier. Eh bien ! ce moyen, marquis ?

— Mille diables, madame, dis-je à la conseillère, ce que j’ai à dire au conseiller est trop cru pour vos chastes oreilles ; c’est un procès réservé pour le huis clos. Dites toujours, monsieur. Alors, baron, je me mets à lui raconter un conte de caserne qui aurait fait rougir un Pandour.

À cette nouvelle facétie, le baron eut un nouvel accès de gaieté, et s’écria : — Un conte de caserne ! à la prude et dévote Flachsinfingen !… Je donnerais, le diable m’emporte, mon limier Moïck pour avoir assisté à cette scène-là. Et qu’a-t-elle dit ?

— Elle est devenue rouge comme une écrevisse, m’a appelé insolent, et m’a fait signe de sortir.

— Si c’est comme cela que vous procédez pour intéresser vos juges à votre cause, mon hôte, je vous en fais mon compliment, dit le châtelain.

— Et que diable vouliez-vous que je trouve à dire, moi, à un savant et à une prude ? On ne se refait pas !

— Certes non, murmura le baron, le pauvre garçon est comme moi, il aurait bien de la peine à s’accoutumer au jargon d’un docteur et au bavardage d’une vieille femme.

— Il ne me restait plus que vous à visiter, baron. Je vous ai visité… vous êtes un brave… et j’ai peur de vous ennuyer de mes affaires… Mais ce procès… si vous saviez… si je le perdais !… J’ai l’air comme ça insouciant ; mais tenez, si cela était… si je le perdais ! s’écria Létorière avec énergie, je n’y survivrais pas ; je prierai, morbleu, sainte cartouche et ma carabine d’avoir pitié de moi !

Après avoir laissé échapper ce sinistre secret, Létorière sembla rassembler ses idées, passa la main sur son front, et regardant autour de lui d’un air étonné :

— Ah ça, où suis-je ?… Vous êtes là, baron ?… Allons, allons… votre vin du Rhin est capiteux en diable, mon hôte, j’ai dormi, je pense… Et le marquis abaissait malgré lui ses paupières qui semblaient alourdies.

— Vous n’avez pas dormi, mais vous en avez, je crois, bien envie, mon hôte, et votre coupe est pleine.

— Alors, videz-la pour moi, baron… car… le procès… le cerf… aujourd’hui… Ah !… au diable le procès… vive la chasse !… À boire… à vous, baron !… et Létorière feignit de tomber assoupi et appuya sa tête sur ses deux bras.

— Il refuse de boire, je suis vainqueur ! s’écria le châtelain. Et aussitôt il appela Selbitz et Erhard, autant pour constater son triomphe sur le Français, que pour leur ordonner de l’aider à monter dans la chambre aux rats.

Létorière, dont la tête était aussi calme que celle du baron, se prêta à l’aide qu’on lui donnait, sembla monter machinalement l’escalier qui conduisait à la chambre, et tomba lourdement sur son grabat.

Le baron se trouvait dans un étrange embarras. S’il s’intéressait profondement à Létorière, surtout depuis que ce dernier lui avait laissé croire qu’il ne survivrait peut-être pas à la perte de son procès, le