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— Comme je vous le dis, monseigneur, et il a ajouté : — J’ai bon espoir de détourner un dix-cors, car la demeure de la Chapelle-à-l’Ermite est très-bonne pour le cerf… Toi, maître Erhard, de ton côté, tâche de détourner un sanglier. Dans les forts d’Enrichs il y en a toujours, tant les fourrés sont épais. De la sorte, le baron aura le choix entre le pied et la trace[1]. — Mais, monsieur le marquis, lui ai-je dit tout ébahi, vous connaissez donc bien notre forêt, vous y avez donc bien souvent chassé ? — Je n’y ai jamais chassé, me dit-il, mais je la connais aussi bien que toi… Allons, bonne chance, maître Erhard, m’a-t-il répondu. Et là-dessus, il a disparu sous le bois, en emmenant le pauvre Moïck, notre meilleur limier, qu’il va peut-être changer en loup-cervier ou en bête à sept pattes par ses maléfices diaboliques.

Le baron n’était nullement superstitieux ; mais il ne comprenait rien aux discours d’Erhard, qu’il savait trop respectueux pour se permettre une plaisanterie à son égard. Néanmoins il ne pouvait admettre que le marquis fût doué des connaissances topographiques dont parlait le piqueur.

— Et toi, qu’as-tu dans ta quête ? demanda-t-il à Erhard.

— Celui que vous appelez votre hôte m’a porté malheur, monseigneur… Je n’ai rien.

— Rien ! comment rien ! Mais c’est la première fois depuis deux ans que tu n’as rien au rapport ! et un jour où nous devons chasser devant un étranger, encore !

— Où le mauvais esprit peut, les hommes ne peuvent rien, monseigneur, dit Erhard d’un air grave. Celui que vous appelez votre hôte n’a qu’à sonner de sa trompe, et tous les animaux de la forêt viendront à lui comme l’oiseau vient au serpent.

— Allons, va au diable, vieux fou ! s’écria le châtelain avec dépit.

— Je n’irai pas bien loin pour cela, monseigneur, murmura-t-il à voix basse, en montrant Létorière qui sortait d’un taillis en tenant le vieux Moïck en laisse.

— Vivat, baron ! s’écria Létorière, si le cœur vous en dit, vous pouvez courre un dix-cors, et frapper à ma brisée de la Chapelle. À la largeur de ses pinces, je parierais qu’il est de ces gros cerfs à chanfrein blanc et à jambes blanches ; le roi de France en a quelques-uns de semblables dans son domaine de Chambord : je reconnaîtrais leur pied entre mille. Ils sont d’un magnifique corsage.

— Vous avez bonne chance, marquis, dit le baron ; mais vous êtes sorcier.

— Ce n’est pas moi qui suis sorcier, baron, c’est votre limier qui est excellent. C’est à lui que je dois mon cerf. Quant à toi, mon brave Erhard, ajouta-t-il en se tournant vers le piqueur, si tu l’avais eu au bout de ton cordeau, tu aurais fait ce que j’ai fait. Ah çà ! baron, à cheval, à cheval ! il y a une bonne lieue d’ici à ma brisée, et les jours de novembre sont courts. Tiens, voilà ton limier, Erhard. En même temps le marquis mit un louis dans la main du veneur.

Mais celui-ci, profitant du moment où le marquis ne pouvait le voir, jeta la pièce comme si elle eût été rougie au feu, et du bout de sa botte il la cacha sous des feuilles sèches.

— Belle monnaie d’enfer, dit-il tout bas ; si je l’avais mis dans ma poche, dans un quart d’heure, au lieu d’une pièce d’or, j’y aurais eu une chauve-souris rouge ou une grenouille noire. Puis le piqueur prit le cordeau de son limier avec autant de précaution que si le marquis avait eu la peste et regarda son chien avec un attendrissement inquiet, le croyant à tout jamais maléficié.

Après avoir mis ses bottes fortes par-dessus ses guêtres de daim, le marquis monta le vieil Elphin, et le baron remarqua avec un nouveau plaisir que son hôte était excellent cavalier.

— Baron… s’écria Létorière en arrivant dans une enceinte de la forêt, voici ma brisée… faites découpler, je vais entrer dans le fourré avec trois ou quatre de vos plus vieux chiens pour attaquer…

— Un moment, dit le baron d’un air sérieux, vous passez pour un sorcier aux yeux d’Erhard Trusches ; il chassera mal s’il vous prend pour le diable, car il pensera plus à son âme qu’à la voie du cerf…

— Comment ? Expliquez-vous, baron.

— Viens ici, Erhard, dit le châtelain.

Le piqueur s’avança d’un air inquiet et craintif.

— N’est-il pas vrai, continua le châtelain, que tu ne comprends pas comment mon hôte, qui n’est jamais venu dans cette forêt, la connaît si bien ? Comment il sait que l’enceinte de la Chapelle-à-l’Ermite est la meilleure demeure du cerf, et qu’il faut placer les relais à la Croix-Blanche et à la lisière de la plaine du prieuré ?

— C’est la vérité, dit Erhard à voix basse… Les hommes ne peuvent pas en savoir si long…

— Et du diable si j’y comprends moi-même quelque chose, marquis, dit le baron.

Après avoir haussé les épaules en souriant, le marquis tira de sa poche un petit livret recouvert de cuir, et s’avança vers Erhard : — Tiens, vieux sanglier, voici mon grimoire.

Le piqueur recula d’un air effrayé.

Le marquis ouvrit le livret et déploya sur l’arçon de sa selle une carte forestière spécialement destinée à la vénerie impériale, et sur laquelle les enceintes, les routes, les sentiers, les demeures et les passées des animaux étaient scrupuleusement indiqués et raisonnés.

— La carte de la vénerie impériale !… s’écria le baron. J’aurais dû m’en douter… voilà le mystère expliqué ; mais il faut une admirable perspicacité, une rare habitude de la chasse pour en faire un tel usage. Ah ! marquis… marquis… vous n’avez pas votre second… en Europe… Donner à courre la première fois qu’on quête dans une forêt… c’est ce que j’ai vu de plus fort ! Comprends-tu maintenant, vieux fou ?… dit le baron au piqueur ; c’est à se mettre à genoux devant le marquis… notre maître à tous !

— Oui, oui, monseigneur, je comprends, et Dieu soit loué, car il aurait pu arriver un grand malheur… En disant ces mots, Erhard prit son tire-bourre et déchargea sa carabine.

— Que fais-tu là… Erhard ? dit le baron.

Le piqueur montra au baron une balle noire sur laquelle une croix était tracée, et lui dit : — À la première enceinte j’aurais pourtant envoyé cette balle charmée dans le corsage de M. le marquis, que je prenais pour le diable… le vieux Ralph dit qu’il n’y a rien de tel pour conjurer les sorts.

— Malheureux !… s’écria le baron.

— Il a raison, dit Létorière avec le plus grand sang-froid ; mais tu as oublié, Erhard, qu’il faut, pour que le charme soit complet, avoir trois pièces d’or dans sa poche gauche, afin que le diable ne puisse pas entrer dans votre bourse, et le marquis jeta trois louis à Erhard, qui cette fois ne les ensevelit pas sous des feuilles…

Le cerf attaqué fut bientôt sur pied.

Il est inutile de décrire les divers incidents de cette chasse, durant laquelle Létorière montra une expérience consommée ; l’animal fut pris, et le marquis, arrivant le premier à l’hallali, tua bravement d’un coup de couteau le cerf qui tenait dangereusement aux chiens.

Les chasseurs arrivèrent au château à la nuit tombante. Selbitz avait, comme la veille, préparé le lard, la choucroute, la venaison, les grands, les moyens et les petits widerkom bien remplis.

Comme la veille, le baron et le marquis firent honneur à ce repas ; comme la veille, ils bourrèrent leur pipe après souper, et ils s’établirent au coin du feu, pendant que le majordome s’occupait des soins du ménage.

Quoique le baron se sentit subjugué par l’esprit jovial et par le caractère ouvert et résolu du marquis, il éprouvait un peu de dépit à rencontrer dans un homme si jeune un rival invaincu, soit à la chasse, soit à table.

Létorière, trop adroit pour ne pas deviner le baron, lui ménageait un éclatant triomphe.

Le châtelain, qui, du reste, s’intéressait véritablement à son hôte, voulut remettre de lui-même la conversation sur le procès.

— Au diable le procès !… s’écria le marquis. C’est mon refrain… Si je perds ma cause, j’aurai gagné un bon compagnon. Touchez là, baron ! Je voudrais avoir vingt procès pour les perdre de la sorte !… Mais mon widerkom est vide… Holà, Selbitz ! holà… vieux Satan !… Le kirschenwaser s’est évaporé devant ma soif comme la rosée devant le soleil.

— Pauvre garçon ! il cherche sans doute à s’étourdir, pensa le châtelain ; je ne dois pas le laisser boire seul.

Et le baron fit remplir sa coupe.

— Baron, une chanson, dit Létorière très-animé. Connaissez-vous la Retraite ? On dit que l’air et les paroles ont été composés par l’un de vos vieux chasseurs.

— Chantez toujours, marquis ; je vous dirai si je la connais.

Et Létorière, après avoir vidé de nouveau son widercom, préluda par quelques heim ! heim ! sonores, et entonna la chanson suivante d’une voix de stentor :

Au loin la trompe résonne !
Le cerf est mort !
Que l’hallali sonne, sonne,
C’est un dix-cor…

— Allons, en chœur, baron… Vive Dieu ! c’est à propos aujourd’hui.

— De toute mon âme, marquis, je ne connaissais pas cet air de retraite, mais il est, pardieu, digne de Mozart ! Et le baron répéta ce refrain d’une voix si puissante, qu’il fit trembler les vitraux.

— Écoutez le mineur, baron… C’est mélancolique comme les derniers sons d’une trompe lointaine pendant une belle nuit.

Et le marquis continua d’une voix moins éclatante, et sur une mesure plus lente :

Déjà l’étoile
Du soir paraît,
Le jour se voile,
Dans la forêt
Tout se tait !


Voici l’heure de la retraite,
Qu’à coupler les chiens on s’apprête,

  1. Pied de cerf, trace de sanglier.