vissait par mille facéties ; en un mot, Selbitz et Ehrard virent, à leur grand étonnement, leur maître, ordinairement grave et taciturne, rire dans cette soirée beaucoup plus qu’il n’avait ri pendant bien des années.
Le piqueur reconnaissait dans Létorière un veneur consommé, écoutait religieusement ses moindres paroles, lorsque le baron lui ordonna de reconduire ses chiens au chenil et de leur donner à souper. Une seconde marmite destinée à la meute fut ôtée du feu.
Le majordome desservit, mit sur la table les widerkom de kirchenwaser, un pot de grès rempli de tabac, et présenta au baron une pipe vénérable. Celui-ci la remplit en disant à Létorière, avec qui il se sentait tout à fait en confiance : — Ah ça, la fumée du tabac ne vous incommode pas, marquis ?
Pour toute réponse le marquis tira de sa poche une énorme pipe qui attestait de longs et nombreux services, et commença de la bourrer avec une aisance très-expérimentée.
— Vous fumez donc aussi, marquis ? s’écria le châtelain ravi, joignant les mains avec admiration.
— Est-ce qu’on vit sans fumer… baron ?… Au retour d’une chasse, après un bon repas, qu’y a-t-il de préférable au plaisir de fumer sa pipe, les pieds sur les chenets, en buvant de temps à autre une gorgée de kirchenwaser… ce sauvage fils de la forêt Noire… qui est, à mon avis, autant au-dessus de l’eau-de-vie de France qu’un coq de bruyère est au-dessus d’un coq de basse-cour ? Et, après cette audacieuse flatterie, le marquis s’enveloppa d’un épais nuage de fumée.
Le châtelain, animé par de fréquentes libations, et dont la tête n’était peut-être pas aussi calme et aussi froide que celle de son hôte, regardait le marquis avec une sorte d’extase ; il ne pouvait comprendre comment un corps si frêle en apparence était si vigoureux, comment un Français pouvait boire et fumer autant et plus que lui, le widerkom-vierge, le vainqueur des plus redoutables buveurs de l’Empire.
— À la santé de votre maîtresse, mon hôte, dit-il gaiement au marquis.
— Ma maîtresse ?… c’est ma carabine ! dit Létorière en s’allongeant près du feu, et en tisonnant avec le bout de ses fortes bottes, dont les semelles avaient un pouce d’épaisseur. Au diable les femmes ! Elles ne peuvent sentir l’odeur du tabac, de l’eau-de-vie ou du chenil, sans porter leur flacon à leur nez. Est-ce que vous faites beaucoup de cas des femmes, vous, baron ?
— J’aime mieux entendre le bruit des éperons que le froufrou des jupons, mon hôte ; mais à mon âge c’est sagesse, dit le baron de plus en plus étonné de voir le marquis partager ses goûts rustiques et ses antipathies pour l’afféterie du beau sexe.
— À tout âge, c’est sagesse, baron ; et je donnerais toutes les guitares amoureuses, toutes les mélancoliques guimbardes des troubadours pour la vieille trompe d’un forestier.
— Savez-vous une chose, mon hôte ? dit le baron en heurtant sa coupe contre celle du marquis.
— Dites, baron, reprit le marquis en bourrant de nouveau sa pipe.
— Eh bien ! avant de vous avoir vu, sachant que vous veniez pour m’intéresser à votre procès, que malheureusement…
— Au diable le procès !… baron, s’écria Létorière ; que celui qui en parlera ce soir soit condamné à boire une pinte d’eau !
— Soit ! marquis… Eh bien ! avant de vous avoir vu, il me semblait que j’aurais autant aimé faire buisson creux que de vous recevoir ; franchement je redoutais votre arrivée… Je vous croyais un muguet, un beau-fils.
— Merci, baron. Eh bien ! alors, moi, je vous croyais un Alcindor, un berger cythéréen.
— Maintenant, quoique je ne vous connaisse que de ce soir, reprit le baron, je vous dirai tout aussi franchement que, lorsque vous quitterez le pauvre manoir de Henferester, j’aurai perdu le meilleur compagnon qu’on puisse trouver pour passer gaiement une longue soirée au coin du feu.
— Et pour passer une rude journée de chasse au fond des forêts. Au diable le muguet qui préfère le bal et la galanterie à la bouteille, à la pipe et à la vénerie ! Si vous voulez me prouver que vos chiens sont aussi bons qu’ils sont beaux, baron, vous verrez que je suis digne de les appuyer !
— Touchez là !… mon hôte… demain au point du jour nous serons en chasse.
— Va comme il est dit, baron… nous parlerons du procès après-demain, pas avant… toujours la pinte d’eau à celui qui en reparlera !
— Bravo, mon hôte, dit le baron. Mais il se fait tard : si vous êtes fatigué, le vieux Selbitz va vous conduire dans votre chambre, c’est-à-dire dans une espèce de halle meublée d’un grabat, c’est tout ce que je puis vous offrir… ma chambre est pis encore.
— Ah çà ! sans cérémonie, baron ; si ça vous gêne, je prendrai une de mes bottes pour traversin, vous me donnerez une brassée de paille, et je passerai une excellente nuit devant ce brasier qui brûlera jusqu’au jour.
— J’ai passé ainsi bien des nuits dans des huttes de charbonniers, dit le châtelain avec un soupir de regret, lorsque je chassais dans la forêt Noire ; mais enfin, mon hôte, tel mauvais que soit votre lit, il vaudra toujours mieux que ce sol battu comme une aire.
— À demain matin donc, mon hôte, je sonnerai moi-même le réveil, dit le marquis ; mais, en attendant, laissez-moi sonner le bonsoir, baron. Et Létorière, prenant au mur la trompe du châtelain, sonna cette dernière fanfare avec une telle perfection, avec un ton de chasse si franc et si puissant, que le baron, enthousiasmé, s’écria :
— Depuis trente ans que je chasse, je n’ai jamais ouï une trompe pareille !
— C’est tout simple, baron ; c’est que vous n’avez jamais bien pu vous entendre vous-même ; votre trompe est trop juste pour que vous ne soyez pas passé maître dans cette noble science… Mais à demain, baron ; bonne nuit ! Et surtout ne rêvez ni d’eau, ni de vin aigre, ni de bouteilles vides !
— À demain, marquis !
Et le baron, appelant Selbitz, lui ordonna de conduire son hôte dans la chambre aux rats, dont on connaît la description ; seulement un grand feu y était allumé.
Létorière, fatigué de la journée, s’endormit bientôt profondément, et le châtelain l’imita, après avoir plusieurs fois répété à Selbitz et à Erhard, en leur donnant ses ordres pour le lendemain, qu’il était dommage que ce jeune gentilhomme fût Français, car il était bien digne d’être né en Germanie.
CHAPITRE XII.
Les confidences.
Le lendemain, à son réveil, le baron apprit par Selbitz que le marquis était parti au point du jour avec Erhard Trusches, pour aller faire le bois, et avait chargé le majordome de présenter ses excuses au châtelain.
— Qui se serait pourtant attendu, d’après la réputation du marquis, à trouver en lui un si rude chasseur et un si rude buveur, Selbitz ? Car sais-tu bien qu’hier il m’a tenu tête à table, et que nous avons vaillamment vidé nos widerkom ? dit le châtelain.
— Oui, monseigneur, et il a gagné la chambre aux rats d’un pas aussi ferme que s’il n’avait bu que du petit-lait à souper.
— Allons, allons, dit le baron en recevant des mains de son majordome ce qui lui était nécessaire pour s’habiller pour la chasse, allons, Selbitz, il faut avouer qu’après tout ce marquis est un brave et digne gentilhomme ; avec cela d’une gaieté qui vous réjouit le cœur ! Quels bons contes il nous faisait… Je voudrais bien le voir passer quelques jours au château ; car c’est, sur ma foi, un agréable compagnon. Quoiqu’il y ait plus de vingt ans de différence entre nous deux, il me semble que nous sommes liés depuis des années ; enfin, si ce n’était pas une connaissance d’hier, je dirais… et du diable si je sais pourquoi, Selbitz, je dirais que je ressens de l’amitié pour lui ; ma foi, vivent les caractères francs et ouverts, il n’y a rien de tel !
Après avoir mangé à la hâte une tranche de venaison froide, une jatte de soupe à la bière, et bu deux pintes de vin du Rhin, le baron monta à cheval et arriva bientôt au rendez-vous qu’il avait donné à Erhard Trusches dans un des carrefours de la forêt.
Il y trouva le piqueur, son valet et sa meute.
Erhard Trusches semblait triste et absorbé ; le baron, surpris de ne pas voir Létorière au rendez-vous, s’informa de lui à Erhard.
Après un moment de silence, Erhard dit d’un air à la fois timide et inquiet : — Monseigneur connaît-il bien son hôte ?
— Que veux-tu dire, Erhard ? s’écria le baron. Où est le marquis ? Ne t’a-t-il pas accompagné ce matin pour faire le bois ?
— Oui, monseigneur ; c’est pour cela que je vous demande si vous êtes sûr de lui… Tenez, monseigneur, cela me portera malheur d’avoir plaisanté hier au souper sur le Benedicite !
— Ah ça ! t’expliqueras-tu ?
— Je veux dire, monseigneur… et Erhard ajoutait à voix basse et presque en tremblant : que je crains bien que votre hôte ne soit celui qui apparaît quelquefois au clair de la lune, dans les carrefours solitaires de la forêt, pour offrir aux chasseurs désespérés trois balles, une d’or, une d’argent et une de plomb, et le tout au prix de leur âme ! ajouta Erhard d’un air sombre et effrayé.
— Ah ça ! tu prends mon hôte pour le diable, maintenant ! s’écria le baron en haussant les épaules en riant. Allons, ton coup du matin t’a renversé la cervelle, vieux Erhard !
Le piqueur secoua la tête. — Alors, monseigneur, expliquez-moi comment il se fait que celui que vous appelez votre hôte, que celui qui n’est jamais venu dans cette forêt, la connaisse aussi bien que moi ?
— Que veux-tu dire ? reprit le baron très-étonné.
— Ce matin, au point du jour, je suis parti avec le marquis. — Maître Erhard, m’a-t-il dit, si tu veux me prêter un limier, nous nous partagerons la quête de la forêt. Je parcourrai les enceintes du prieuré de la Chapelle-à-l’Ermite, du Sapin-Foudroyé et de la Mare-Noire…
— Il t’a dit cela ? reprit le baron stupéfait.