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de Létorière que voici ; et elle lui tendit la main avec un geste de sublime grandeur et de simplicité.

Le marquis prit cette main charmante qu’il baisa avec la plus respectueuse et la plus vive tendresse.

Cette scène était si imprévue, si foudroyante, que la maréchale resta un moment muette en interrogeant du regard le comte et l’abbé non moins pétrifiés.

— Et moi, reprit le marquis, je jure de consacrer ma vie à la noble princesse qui m’honore de son choix…

— Et moi, par toute l’autorité que me donne ma parenté, s’écria impétueusement madame de Rohan-Soubise en sortant de sa stupeur, je vous déclare, mademoiselle, que cette honteuse alliance est impossible, et qu’elle n’aura pas lieu !

— L’honneur que daigne me faire mademoiselle de Soissons me dispense, madame, de répondre aux outrageantes paroles que vous venez de m’adresser, dit le marquis, vivement ému par cette scène.

La princesse Julie reprit en s’adressant à sa tante :

— Avec la délicatesse qui devait caractériser l’homme à qui je confiais ma destinée, M. de Létorière voulait attendre l’issue du procès dont le conseil aulique de l’Empire va s’occuper, pour accepter formellement la main que je lui avais librement offerte ; s’il gagne son procès, il sera reconnu de maison princière, et il n’y aura plus entre nous de différence de rang, ainsi qu’on dit ; mais si cette proposition était de sa part noble et délicate, j’étais lâche, moi, en l’acceptant ; je semblais reconnaître les exigences que je n’admets pas, je semblais attendre l’heureuse issue du procès pour me décider. Cela ne me pouvait convenir ; j’ai donc voulu loyalement, ouvertement, madame, vous déclarer quelle est mon inébranlable volonté : que ce procès soit gagné ou perdu, M. de Létorière part ce soir pour Vienne… Ce soir, je me rendrai à l’abbaye de Montmartre, où j’attendrai son retour ; vous devez comprendre, madame, qu’il m’est maintenant impossible de demeurer chez vous un jour de plus…

— Sans doute l’hôtel de Soubise vous déplaît fort, mademoiselle ; pourtant il faudra bien vous résigner à n’en sortir que pour faire un mariage digne de votre maison, ou entrer à jamais dans un couvent…

— À moins, madame, que Sa Majesté n’ait pour agréable que je sois libre de me retirer à l’instant près de madame la supérieure de l’abbaye de Montmartre, dit mademoiselle de Soissons en remettant à madame de Rohan-Soubise une lettre qu’elle tira de sa poche.

— L’écriture du roi ! s’écria la maréchale.

— Hier, j’ai écrit à Sa Majesté, qui a le secret de ma résolution ; lisez sa réponse, qui vous est adressée, madame :

« Ma cousine, par des raisons à moi connues, je désire que mademoiselle de Soissons se retire à l’abbaye de Montmartre jusqu’à nouvel ordre.

« Votre affectionné,

« Louis. »

Madame de Rohan-Soubise, au comble de l’étonnement, relut la lettre deux fois.

— À merveille ! dit-elle avec un dépit concentré ; vous l’emportez, mademoiselle… Mais Sa Majesté peut revenir… reviendra sans doute sur une détermination qui lui a été surprise… Et je vais de ce pas me rendre auprès du roi.

— Je crois assez connaître les intentions de Sa Majesté, madame, pour être certaine de la vanité de votre démarche, dit mademoiselle de Soissons. Puis elle tendit sa main à M. de Létorière : Adieu, mon ami, allez à Vienne… Je vous attendrai à l’abbaye de Montmartre…

Le soir même, M. de Létorière était en route pour Vienne.


CHAPITRE X.

Le châtelain de Henferester.


À dix lieues au nord de Vienne s’élevait le vaste manoir d’Henferester ; cet antique édifice noirci par le temps, aux murailles revêtues de lierre, aux toits couverts de mousse, semblait désert et abandonné. Le corps de logis principal, et une grosse tour qui le flanquait à l’est, tombait presque en ruines. La seule partie habitée du château était la tour de l’ouest ; à quelques haies de buis poussant en tous sens sur l’esplanade entourée de tilleuls qui s’étendait devant la porte du château, on devinait les traces d’un ancien parterre alors envahi par les ronces et par les herbes parasites.

L’automne tirait à sa fin, le feuillage des grands massifs de bois qu’on voyait à l’horizon commençait à prendre de riches teintes pourprées.

Le ciel était gris et pluvieux, l’air humide et froid : la nuit s’approchait, la haute et étroite fenêtre qui éclairait le rez-de-chaussée de la tour s’illumina tout à coup ; les couleurs de ses vitraux, quoiqu’un peu noircis par la fumée, resplendirent d’un vif éclat, et les armes des seigneurs d’Henferester brillèrent au milieu de l’obscurité, qui devenait de plus en plus profonde.

La salle basse de la tour formait une immense pièce circulaire ; c’était à la fois la salle à manger et la cuisine du châtelain d’Henferester. Les étages supérieurs contenaient plusieurs chambres délabrées, auxquelles on montait par une spirale de pierre rude et étroite. Une corde, attachée à l’humide muraille par des pitons de fer rouillés, aidait à gravir cet incommode escalier.

Un grand feu brillait dans l’immense cheminée de la cuisine ; une lampe de cuivre à trois becs, suspendue aux solives enfumées du plafond, éclairait cette pièce ; sur les murs, à peine recrépis, on voyait ici des bois de cerfs qui supportaient des fusils et des couteaux de chasse, ailleurs des défenses et des traces de sangliers, ainsi que plusieurs têtes de loups empaillées.

Le sol, battu comme l’aire d’une grange, était semé de paille hachée en guise de tapis. Dans un coin, une énorme barrique de bière était mise en perce sur deux poutres. Au-dessus de ce muids s’élevaient deux autres tonneaux de différentes grandeurs. L’un contenait du vin du Rhin ; l’autre, plus petit, du kirchenwaser de la forêt Noire. De chaque côté des tonneaux étaient rangés des widerkom d’étain de capacités également variées.

Un peu plus loin, deux grands barils s’adossaient à la muraille, l’un rempli de lard salé, l’autre de choucroute conservée dans du vinaigre. Une fourchette et une cuiller de fer, suspendues au-dessus des deux barils, faisaient, pour ainsi dire, pendants aux widerkom rangés près des tonneaux.

Enfin une huche renfermant une douzaine de pains aussi grands que des meules de moulin complétait l’ameublement culinaire de cette salle.

À l’exception d’un quartier de daim qui rôtissait devant l’énorme brasier de la cheminée, et d’une marmite de fonte où bouillaient le lard et la choucroute, rien ne rappelait l’apparence d’une cuisine. On ne trouvait là ni ces savants fourneaux, ni ces moules, ni ces casseroles si ingénieusement variées et si chères aux gourmands.

Pour tous ustensiles, il y avait un gril accroché devant la gueule du four, béante sous le manteau de la cheminée, et un grossier tournebroche mis en mouvement par un chien.

Enfin un quartier de daim, semblable à celui qui rôtissait, était accroché tout saignant à un crochet de fer près de la porte d’entrée.

Grâce aux émanations combinées de la venaison, du lard, de la choucroute, de la bière, du vin et du kirchenwaser, il régnait dans cette pièce voûtée une atmosphère si épaisse, ou, pour mieux dire, si nourrissante, que des estomacs délicats auraient pu rigoureusement s’en rassasier.

La pluie, mêlée de grêle, tombait au dehors avec violence, et pétillait aux vitraux.

Deux vieux Germains à cheveux blancs, vêtus de casaques grises serrées par des ceintures de buffle, s’occupaient des préparatifs du repas du châtelain de Henferester, qui, en chasse depuis le matin, n’était pas encore de retour.

Ces préparatifs étaient simples. Des domestiques approchèrent de la cheminée une table de chêne massive et très-longue ; à son haut bout ils mirent la chaire de bois de chêne du châtelain, chaire assez grossièrement sculptée à ses armes, au dossier terminé en manière de dais, et dont aucun coussin n’amortissait la dureté.

Devant la chaire les serviteurs posèrent une assiette ou plutôt un plat d’argent, un morceau de pain de deux livres et trois widerkom aussi d’argent et armoriés, qui servaient à la fois au châtelain de verres et de bouteilles. Le premier, destiné à la bière, contenait deux pintes ; le second, destiné au vin, une pinte, le troisième, destiné au kirchenwaser une demi-pinte.

Ces widerkom étaient généralement remplis une seconde fois pendant le courant du repas ; de nappes, de serviettes, de couverts, on n’en parle que pour mémoire, ces objets étant regardés comme une superfluité ridicule. Les chasseurs de cette époque avaient toujours à leur ceinturon deux couteaux de chasse ; l’un droit et long, destiné à plonger la bête ; l’autre large, recourbé, un peu plus grand qu’un couteau de table ordinaire, était destiné à faire la curée ; c’est de ce dernier qu’ils se servaient pour couper leurs viandes à leurs repas.

Les valets distribuèrent ensuite des plats d’étain et des morceaux de pain de chaque côté de la table. Ces places inférieures étaient réservées aux différents serviteurs du châtelain, selon leur importance.

Le seigneur de Henferester, fidèle aux vieilles et patriarcales traditions germaniques, mangeait avec ses domestiques. À sa droite était la place d’Erhard Truches, son piqueur ; à sa gauche, celle de Selbitz, son majordome !

Ce dernier, après avoir mis la choucroute à bouillir et la venaison à rôtir, s’occupait de préparer le couvert avec Link, vieux palefrenier.

Quant aux femmes, on n’en voyait jamais dans le château. Tous les samedis, la vieille Wilhelmine, ménagère du ministre, venait faire et cuire le pain pour la semaine, pendant que le châtelain était au conseil à Vienne. Le mercredi, autre jour de conseil, dame Wilhelmine mettait en ordre le linge du château, toujours en l’absence du seigneur, qui avait le beau sexe dans l’antipathie la plus profonde.