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lère de voir déserter nos chalands, ne me donnera plus de soufflets ! disait Martin Kraft.

— Mes amis, répondit Létorière, je suis ravi du bonheur qui vous arrive ; mais je vous jure que malheureusement j’y suis étranger.

— Ah ! monsieur le marquis, pourquoi dire cela ? s’écria Madeleine d’un ton de reproche ; et, tirant de sa poche la précieuse missive, elle lut : « Maître Landry est prévenu qu’à l’expresse recommandation de M. le marquis de Létorière, S. A. S. monseigneur le duc de Bourbon daigne le nommer à l’emploi de tailleur du corps et de sa maison. » Vous voyez bien, monsieur le marquis ! reprit Madeleine. Et, regardant Létorière avec des yeux baignés de joyeuses larmes, elle ajouta : Cet emploi nous rend fortunés pour toujours… Eh bien ! foi d’honnête femme, la corbeille de fleurs et le billet que M. le marquis a eu la bonté de nous envoyer hier nous ont fait peut-être plus de plaisir encore.

— Et vous avez raison, mes amis, dit Létorière ; car hier c’était bien moi qui vous envoyais ce présent, dont j’ignorais la source. Mais aujourd’hui je ne savais pas ce que contenait cette lettre, c’est un mystère que je ne puis pénétrer.

À ce moment Dominique entra, la figure complètement bouleversée ; il avait monté les cinq étages avec tant de hâte qu’il pouvait à peine parler ; les seuls mots qu’il faisait entendre d’une voix entrecoupée étaient : Riche… riche… le procureur… procès… Je le disais bien ! — Et il se jeta au cou de son élève en manière de péroraison.

— Mon bon Dominique, remettez-vous, lui dit le marquis. Apprenez-moi quelle heureuse nouvelle vous transporte…

— Oui, par le ciel ! elle est heureuse, cette nouvelle, dit l’ex-régent encore haletant. Figurez-vous donc que je me rends chez ce Buston… cet oiseau de proie… votre procureur… Quand les clercs me voient entrer dans l’étude, ils recommencent les indécentes plaisanteries qu’ils ont coutume de me faire… je les méprise socratiquement, et je demande maître Buston. Comme d’habitude, ces impudents polissons me répondent en chœur et sur tous les tons : Il n’y est pas ! il n’y est pas ! Au milieu de ce tapage infernal, je m’approche du premier clerc, et je lui montre ma lettre… Ah ! si vous aviez vu sa figure ! s’écria Dominique en éclatant de rire et en frappant sur ses cuisses.

— Eh bien ! eh bien ! achevez donc, s’écria le marquis.

— Eh bien, le premier clerc ouvrait déjà la bouche pour se livrer à son insolente gaieté ; mais, dès qu’il eut reconnu l’écriture de la lettre, il devint sérieux comme un âne qu’on étrille, imposa silence à ses camarades, se leva, et me dit respectueusement : — Je vais avoir l’honneur de conduire monsieur Dominique chez mon patron. J’arrive chez le procureur jusqu’alors invisible ou insolent. Autre scène ! le vautour devient tourtereau, et me roucoule ces mots après avoir lu la lettre : — Je n’ai jamais un instant douté du gain du procès de M. le marquis contre l’intendance de Xaintonge, au sujet des bois de Brion… Cette lettre lève les seules difficultés qui s’opposaient à la poursuite de cette affaire, dont je vais d’abord m’occuper, en attendant que le dossier du grand procès contre les princes allemands soit en ordre. J’ai d’ailleurs tellement foi dans la bonté de la cause de M. le marquis, que je vous offre, monsieur, de lui ouvrir chez moi un crédit de vingt mille livres… cette somme ne s’élevant pas à la cinquième partie de celle qu’il touchera, je n’en doute pas, pour ses reprises sur l’intendance de Xaintonge.

— Mais c’est un rêve !… un rêve !… dit le marquis en mettant les mains à son front.

— Franchement, ça m’en avait tout l’air, reprit Dominique ; et, pour m’assurer de la réalité de ce que je voyais, j’acceptai l’offre de maître Buston, comme étant votre fondé de pouvoir.

— Eh bien ?… s’écria Létorière.

— Eh bien ! dit Dominique en remettant un portefeuille au marquis, sur mon simple reçu, il m’a remis vingt mille livres que voici, en bons à vue sur la ferme générale…

Il serait impossible de peindre l’étonnement et la joie des acteurs de cette scène.

Après des remercîments et des bénédictions sans nombre, le tailleur, sa femme et son apprenti se retirèrent.

Le marquis, resté seul avec Dominique, s’épuisa en vaines conjectures pour deviner d’où venait cette mystérieuse protection. Bordier, l’ébéniste, ne put donner aucun renseignement sur l’acheteur du nécessaire. Le procureur garda le silence le plus obstiné sur le contenu et sur l’auteur de la lettre qui avait opéré un si grand changement dans sa manière de voir à l’endroit des procès du marquis. Plus tard le secrétaire des commandements de M. le duc de Bourbon répondit que son Altesse avait elle-même ordonné la nomination de maître Landry comme tailleur de sa maison.

Lorsque le marquis fut tout à fait rétabli, il alla occuper avec Dominique un petit appartement dans le faubourg Saint-Germain. Le brave Jérôme Sicard, ce cocher de fiacre qui avait voulu conduire Létorière gratis, parce qu’il ressemblait à un bon ange, y fut installé à sa grande joie comme valet de chambre. Ce fut la seule récompense qu’il sollicita, lorsque le marquis lui demanda de quelle façon il pouvait reconnaître sa dette envers lui. Il est inutile de dire que Sicard, maître Landry et sa femme furent d’ailleurs généreusement et délicatement récompensés de leurs soins.

Chose singulière ! aucune des nobles actions du marquis ne demeurait inconnue à son mystérieux protecteur. Un petit billet arrivait par la poste, et contenait ces mots : — « C’est bien… continuez, on veille sur vous… »

D’autres fois on lui donnait des conseils pleins de sagesse : on l’engageait à jouir des plaisirs du monde et de son âge, mais à toujours conserver la droiture et la loyauté de son caractère ; car on y comptait pour l’avenir.

D’autres fois on engageait Létorière à faire les exercices d’académie qui convenaient à un gentilhomme. Il suivit ce conseil, et bientôt excella dans l’escrime, dans l’équitation et dans tous les jeux qui demandent de la souplesse et de la légèreté.

Tantôt ces lettres, qui révélaient une affection croissante et réfléchie, arrivaient au marquis par des moyens charmants et inattendus. C’était dans un admirable vase de Sèvres rempli de fleurs qu’un inconnu laissait au concierge. C’était encore dans un sachet de satin, merveilleusement brodé à son chiffre et à ses armes, qu’il trouvait au fond de sa poche en revenant du jeu de paume.

Cette singulière correspondance durait depuis environ un an, lorsque Létorière gagna son procès contre l’intendance de Xaintonge.

Le lendemain du jugement un palefrenier, vêtu à la livrée du marquis, amena deux magnifiques chevaux anglais, dont la mode commençait à se répandre. Le harnachement et les housses étaient des merveilles de richesse et d’élégance. Une lettre ainsi conçue accompagnait ce nouveau présent :

« Votre procès est gagné, vous pouvez vivre comme il convient à un gentilhomme de votre rang. Vous irez chez Chérin le généalogiste ; il rédigera vos titres de noblesse ! vous les déposerez sur l’architable, afin de pouvoir être présenté au roi et avoir vos entrées à la cour. Vous aurez sans doute l’honneur de suivre les chasses de S. M. Ces chevaux vous serviront… On est content de vous. »

À toutes les questions que fit Létorière le palefrenier ne répondit autre chose sinon qu’un inconnu avait acheté les chevaux chez Gabart, fameux marchand de l’époque, en disant qu’on apporterait plus tard les harnachements. Quant à l’inconnu, c’était un homme vêtu de noir, assez gros et âgé de cinquante ans environ.

Quelque temps après cette nouvelle surprise, le marquis reçut ce billet :

« Allez ce soir au bal de l’Opéra ; attendez au coin du roi, entre minuit et une heure ; mettez un domino noir et attachez-y un ruban bleu et blanc. »

Létorière, de sa vie, n’était allé au bal de l’Opéra. Sans mener une existence de reclus, son temps avait jusqu’alors été employé à ses exercices d’académie, à des promenades avec Dominique, à de longues lectures des poëtes grecs et latins, et à de fréquentes séances à la Comédie-Française.

Quoique Dominique n’eût pas une très-grande connaissance du cœur humain, il était quelquefois inquiet envoyant son élève rester si calme dans l’âge où les passions se révèlent ordinairement avec tant de violence ; un moment le digne homme avait pensé que le protecteur mystérieux du marquis était une femme, mais il n’avait pas fait part de ses soupçons à Létorière.

Lorsque celui-ci prévint Dominique qu’il irait au bal de l’Opéra, l’ex-régent eut l’heureuse idée d’accompagner son élève. Létorière se réjouit fort de ce plaisir, et partit avec Dominique.

Une fois lancés dans ce tourbillon, les deux amis, aussi désorientés que les provinciaux, eurent mille peines à retrouver le coin du roi, et furent d’abord victimes des railleries des spectateurs ; le marquis avait une taille si mince, une tournure si élégante, un si joli pied, des mains si charmantes, qu’on le prit facilement pour une femme, tandis que Dominique, grand, osseux, gauche et empêtré, passa pour son mari.

Létorière rougissait de colère sous son masque, et il fallait toute l’autorité, toutes les supplications de Dominique pour l’empêcher d’éclater.

Enfin deux dominos les abordèrent.

Le plus grand prit le bras de Dominique, pendant que le plus petit, s’approchant de Létorière, lui dit ces mots à l’oreille : « Continuez… on est content… Tenez… et espérez. »

Le marquis se sentit mettre une petite boîte dans la main, et, avant qu’il ait pu dire un mot et faire un mouvement, le domino se perdit dans la foule.

Létorière était dans l’enchantement. La voix qui lui avait dit à l’oreille ces mêmes mots que son protecteur inconnu lui avait si souvent écrits était une voix de femme d’une douceur infinie ; il lui avait aussi semblé voir briller deux grands yeux bleus à travers la soie du masque.

Ivre de joie, sentant mille émotions nouvelles s’éveiller dans son cœur, le marquis oublia complètement Dominique, et eut la folle idée de retrouver son domino, croyant reconnaître entre mille les grands yeux bleus qui s’étaient arrêtés sur les siens avec une si singulière expression de tendresse. Vers les cinq heures du matin il comprit la vanité de ses recherches, et rentra chez lui impatient de savoir ce que contenait la boîte.

Elle renfermait une de ces bagues à larges chatons alors très à la mode ; elle était entourée de diamants ; on y voyait peint sur émail, avec une délicatesse admirable, un charmant œil bleu au milieu d’un nuage, dont l’expression était telle que Létorière reconnut aussitôt le