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Dostoïevski a souvent paru méchant homme, et il a passé pour envieux. Un être trop aigu semble toujours méchant. La force blesse. Le regard qui pénètre les cœurs est un poignard pour eux : on lui en veut de la piqûre, fût-il de la pointe la plus fine, et quand il l’émousserait dans l’effusion des plus tendres larmes. Les hommes refusent d’être devinés. Encore moins acceptent-ils qu’on les révèle à eux-mêmes. On ne les dépouille pas sans leur faire violence ; et ils gémissent de se reconnaître. Dostoïevski ne ménage rien. Le mensonge, qui est au fond de la nature humaine, l’irrite jusqu’à la rage. Il est celui qui se mesure avec tout vainqueur selon le monde, quel qu’il soit ; et il le frappe, il l’atterre, il l’écorche vif. Il condamne tous ceux qui osent porter condamnation sur la créature. Il ne juge que les juges.

Fait pour la solitude, ou pour tout un peuple, mais non pour se plier au goût de quelques-uns, qu’il veuille plaire ou qu’il veuille blesser, il ne se contient jamais. Ses pleurs sont aussi prompts, que son éclat de rire bref et toujours étonné. C’est lui que j’entends dans le salon des Épantchine, quand le Prince Innocent, dévoré de sympathie, effraie tous ses amis, exaspère sa fiancée, et court avec une telle allégresse à sa mort sociale.