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L’insomnie y erre avec ces bonds lassés qui la jettent, parfois, dans les trous d’un sommeil accablant. Là se forme le rêve, où le moi, de plus en plus aigu, recule de plus en plus dans l’ombre, pour soi-même. Alors, ce moi souffrant est comme le point d’ardeur sacrifiée, le sommet qui projette tout le cône de la vision ; et l’univers entier de l’émotion entre dans les secteurs de la lumière. Pour bien lire Dostoïevski, il faudrait se souvenir de ce qu’on ne connaît pas encore : la passion fait ainsi, qui, dès la première vue, pressent dans l’objet aimé tout ce qu’elle en ignore ; et mille traits, qui échappent d’abord, entrent pourtant dans l’âme qui butine et qui mire l’objet de sa passion. De tous les poètes, Dostoïevski est celui que je peux le plus et toujours mieux relire.

Il se peut que la maladie ait préparé Dostoïevski à ces états les plus rares de l’intuition, où l’élément pensant et l’élément sensible naissent l’un de l’autre, où l’on touche dans le sentiment la pensée à l’état naissant, où le sentiment se lève, comme l’aube douloureuse, dans le chaos nocturne des sensations.


D’abord, l’absence de soi.

Puis, la descente en convulsions dans l’abîme.