Page:Suarès - Tolstoï.djvu/104

Cette page a été validée par deux contributeurs.

grand dessein. Il ne doute plus, depuis longtemps. Il peut s’en prendre, du moins, à la folie, à l’égarement des hommes, à la mortelle lenteur de la vérité, aux peines qu’elle a toujours eues à se faire une route. Car un Tolstoï vit, grandit, s’élève sans cesse pour cette vérité qu’il porte ; et, pourtant, son tour vient de vieillir, de voir la neige des ans couvrir peu à peu sa perspective ; et de regarder la tombe qui se creuse, et qui ferme l’étape à l’horizon.

La comtesse Tolstoï a dit un jour : « Le comte ne travaille plus pour la Russie, maintenant, mais pour le monde. » C’est quand on est le plus séparé des siens, qu’on se fait tout à tous ; et celui qui se quitte lui-même est plein de l’univers. Tolstoï a toujours été solitaire ; il est de ces hommes à qui il faut un trop grand espace : ils prennent tout l’air autour d’eux ; et à mesure qu’ils se répandent, ou ils attirent les environs, ou ils y font le vide. Il faut leur appartenir, ou les fuir. Il faut un peuple à Tolstoï. Puis il est rebuté d’eux ; il s’emporte contre leur mauvaise volonté : dans la Guerre et la Paix, dans Anna Karénine, et ailleurs, Tolstoï passe aussi souvent pour misanthrope que pour