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suis pas de ceux qui situent le bonheur dans le passé, et qui prétendent que la jeunesse seule est heureuse. Je pense, au contraire, que le sentiment de l’harmonie s’affine avec l’âge chez ceux qui sont bien nés, et je souscris volontiers à cette noble pensée de Villiers de l’Isle-Adam : « Une loi des dieux a voulu que l’intensité d’une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi pour elle. » Néanmoins, je pense avec une sorte de tendresse ironique au naïf enthousiasme de nos dix-huit ans, Ah ! comme nous haïssions sincèrement le bourgeois ! Je me rappelle que Quillard, lorsque nous sortions de classe, avait l’habitude de s’arrêter devant une épicerie de la rue Caumartin, de fixer le patron de ses yeux calmes et honnêtes, et de le vitupérer en des termes plutôt violents, où revenait, comme un refrain, la formule d’exécration : « Sale épicier, va ! » Le digne commerçant, qui était paisible et sans fiel, ne comprit jamais rien à l’animosité gratuite de ce jeune collégien, qui devait plus tard prendre pour tête de Turc le sultan Abdul-Hamid.

J’avoue, pour ma part, avoir gardé intacte cette haine du bourgeois, ainsi que beaucoup de mes camarades. Cette haine salutaire nous a préservés de la promiscuité des salons mondains, des salles de rédaction et des théâtres des boulevards. Elle nous a permis de garder nos forces