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le voyage ». J’eus donc, bien malgré moi, à m’accoutrer de ce nouveau travesti, qui était fin comme de la toile à sac, et qui m’allait comme un suaire. La dame m’attendait derrière la porte, pour me conduire ensuite à la salle à manger, où je découvris qu’elle avait préparé pour moi un substantiel déjeuner. Elle s’assit à un bout de la table, me versa du thé et, pendant que je mangeais, m’entretint avec infiniment de bon sens. Malheureusement je ne l’écoutais guère. Je ne cessais point de comparer ce déjeuner au souper de la veille, de comparer cet imposant dragon à sa charmante nièce. Je finis cependant par comprendre les instructions que la dame ne se fatiguait pas de me répéter sur le rôle nouveau que j’aurais à jouer. J’étais un jeune Anglais de bonne famille que la police écossaise poursuivait pour dettes ; un ordre d’arrestation venait d’être émis contre moi, et j’avais à passer la frontière sans perdre de temps, incognito.

« J’ai fait de vous à vos compagnons un éloge que vous saurez, j’espère, justifier ! ajouta-t-elle. Je leur ai dit qu’il n’y avait rien contre vous, sauf un excès de dettes.

— Je vous assure, madame, dis-je bien sincèrement, que, par cela seul que l’éloge vient de vous, j’aurai particulièrement à cœur de le justifier. Je suis souvent léger en paroles, mais cela ne m’empêche point d’avoir des sentiments très profonds. Votre bonté m’a tout à fait conquis. Et je vous prie de me considérer désormais comme le plus dévoué de vos amis.

— Bon, bon, dit-elle, et voici justement notre dévoué ami le conducteur de bestiaux ! J’imagine qu’il doit être impatient de se mettre en route. Et, moi-même, je ne serai pas tranquille que je ne vous aie vu hors de la maison, et toute la vaisselle lavée, avant le réveil de mes deux servantes. Dieu merci, nous en avons deux en ce moment qui sont de vrais trésors, pour ce qui est de dormir ! »

Déjà le matin commençait à bleuir les arbres du jardin. La dame se leva de table, et force me fut de faire comme elle. J’aurais vraiment donné des années de ma vie pour