Page:Stevenson - Saint-Yves.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la charmante Flora ne m’accueillit que d’un murmure. Et, lorsque je fus installé à table, les deux jeunes gens se mirent à me servir avec une préoccupation, — à la fois touchante et un peu comique, — d’éviter jusqu’à la moindre apparence de bruit.

« Elle dort ici, au-dessus de nous ! » me dit à l’oreille Ronald, en me désignant le plafond. Et le fait est qu’à me savoir si près du lieu où reposait le terrible lorgnon d’or je me sentis moi-même pénétré d’un certain malaise.

Notre excellent jeune homme avait rapporté d’Édimbourg un pâté de viande que j’eus l’agrément de trouver flanqué d’une carafe d’admirable vin de Porto. Pendant que je mangeais, Ronald, toujours à voix basse, m’entretint des nouvelles de la ville qui, naturellement, n’avait parlé toute la journée que de notre évasion. Les troupes et des messagers à cheval avaient été envoyés dans toutes les directions, mais, jusqu’à présent, on n’avait encore retrouvé personne. L’opinion, en général, nous était favorable ; on louait notre courage, et Ronald avait entendu exprimer plusieurs fois le regret que nos chances d’évasion complète fussent si restreintes. J’appris en outre qu’un des prisonniers était tombé et s’était tué sur le coup. C’était un paysan, nommé Lebret, qui logeait à l’extrémité opposée du château ; d’où je conclus que la plupart de mes anciens compagnons, sinon tous, avaient pu s’échapper.

De là, nous passâmes insensiblement à d’autres sujets. Rien de ce que je pourrais écrire ne vous donnerait une idée du plaisir que j’éprouvais à me voir assis à la même table que Flora. Depuis de longues années je n’avais pas connu un plaisir aussi parfait, ou plutôt jamais, depuis que j’étais au monde ; et sans doute le spectacle de ma joie dut contribuer à alléger le cœur de mes compagnons. Peu à peu ils oublièrent leurs craintes, et moi ma prudence, jusqu’à ce qu’enfin nous fussions ramenés sur la terre par une catastrophe que nous aurions pu aisément prévoir, mais qui ne nous en bouleversa pas moins quand elle se produisit.