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j’en avais besoin ; mais désormais je n’en ai plus besoin ! Je manque de tout le reste, mais je ne manque plus d’argent ! »

Je pris ma liasse de banknotes et en tirai un billet de dix livres.

« Obligez-moi, dis-je, comme j’obligerais votre frère si les rôles étaient renversés, et prenez cet argent pour les dépenses, car j’aurai besoin non seulement de nourriture, mais d’habits !

— Posez cela par terre ! dit-elle. Je ne puis pas m’arrêter de battre mes œufs.

— Vous n’êtes pas fâchée ? » m’écriai-je.

Elle me répondit par un regard d’une douceur céleste. Il y avait dans ce regard une ombre de reproche, mais aussi une indulgence et une amitié qui me rendirent muet. Je la regardai jusqu’à ce qu’elle eût achevé la confection de son lait de poule.

« Voilà ! dit-elle. Goûtez cela ! »

Je le fis et jurai que c’était un nectar. Elle se hâta de prendre d’autres œufs, puis se tint debout, en face de moi, pour me voir manger, avec un air de sollicitude maternelle dont le souvenir, aujourd’hui encore, me ferait pleurer.

« Quelle sorte d’habits voulez-vous avoir ? dit-elle.

— Les habits d’un gentleman ! répondis-je. À tort ou à raison, j’estime que c’est de ce rôle-là que je puis me tirer le plus à mon avantage. »

Elle fixa sur moi ses grands yeux.

« Mais, monsieur de Saint-Yves, s’écria-t-elle, croyez-vous que ce soit raisonnable, pour un voyage comme le vôtre ? J’ai peur, ajouta-t-elle en riant, j’ai peur que ce soit une folie !

— Eh bien ! et ne suis-je pas moi-même un fou ? lui demandai-je.

— Je commence à croire que vous en êtes un ! dit-elle.

— Écoutez-moi ! repris-je. Assez longtemps j’ai eu à souffrir sur ce chapitre-là ! Savez-vous qu’une des choses les plus amères pour moi, dans ma captivité, a été cette livrée dont on m’a revêtu ? Non, vous ne pouvez pas deviner ce que