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et tranquille comme s’il avait été au café, il n’eut point la cruauté de l’attaquer et s’en retourna vers nous. Mais, voyez-vous, ils étaient restés une minute très près l’un de l’autre et s’étaient bien regardés dans les yeux. Quelque temps après, le major fut blessé, fait prisonnier et conduit à Cadix. Un beau matin, voilà qu’on lui annonce la visite du général anglais, sir Thomas Graham. « Hé, monsieur, dit le général en lui prenant la main, je crois que nous avons eu déjà le plaisir de nous rencontrer ! » C’était le vieil officier de Chiclana.

— Vraiment s’écria l’enfant avec une flamme dans les yeux.

— Oui, et voici où je voulais en venir, repris-je. Dès ce jour, sir Thomas fit manger le major à sa table et lui fit servir six plats à chaque repas.

— Oui, c’est beau, une belle histoire ! dit Ronald. Et pourtant j’ai l’impression que ce n’est pas tout à fait la même chose ; ne le trouvez-vous pas ?

— Je l’admets avec vous ! » reconnus-je.

Pendant quelques minutes, le jeune homme réfléchit.

« Allons, j’en prends le risque sur moi ! s’écria-t-il. Je crois que c’est une trahison à mon souverain ! Je crois que je me rends digne d’un châtiment terrible ! Mais je veux bien être pendu si j’ai le courage de vous dénoncer ! »

Il était fort ému ; je l’étais autant que lui.

« Merci de tout mon cœur ! lui répondis-je. J’ai été une brute de venir chez vous, une brute égoïste et irréfléchie. Mais vous êtes un noble ennemi ; vous ferez un noble soldat ! »

Et là-dessus, par une inspiration d’autant plus heureuse qu’elle me vint spontanément, je me redressai et lui fis le salut militaire.

Une rougeur lui monta aux joues. « Et maintenant, dit-il, nous allons essayer de vous trouver quelque chose à manger ; mais je vous préviens qu’il n’y en aura pas pour six ! » ajouta-t-il avec un sourire. Puis il sortit, me laissant seul de nouveau avec les poules scandalisées.