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Il fit mine de n’avoir pas entendu, me tourna le dos, et rejoignit ses compagnons sur le parvis de l’église. Autour de nous, quelques murmures s’élevèrent, motivés sans doute par le ton de mes paroles, car personne n’avait pu en comprendre le sens. Mais je vis au contraire que bien des yeux me regardaient avec sympathie, comme si la majorité du public n’avait attendu qu’une occasion pour se révolter contre l’ignominie de la farce lugubre qu’on le forçait à applaudir. Et le fait est que je pus m’éloigner tranquillement, sans que personne s’avisât de me chercher noise.

La rue Taranne n’était qu’à deux pas de là, et j’eus vite fait de découvrir le petit débit de vins de la veuve Jupillon. Cette excellente dame n’avait jamais passé pour un modèle de beauté, même au temps où elle suivait le 106e de ligne en qualité de vivandière ; et ce n’étaient point ses beaux yeux qui lui avaient valu, j’imagine, le cœur et la main du sergent Jupillon, un des plus vaillants ivrognes de ce régiment. Mais elle et moi nous étions liés d’une amitié toute particulière, à la suite d’un coup de sabre que j’avais reçu dans une escarmouche d’avant-poste, sur l’Algueda, et lorsque, son mari étant mort de la mort des braves devant Salamanque, la bonne Philomène m’avait annoncé qu’elle quittait l’armée pour aller tenir le débit de vins de sa mère dans la rue Taranne, je m’étais engagé d’honneur à lui accorder ma clientèle toutes les fois que je me trouverais à Paris. Aussi tremblais-je d’émotion en franchissant le seuil de son cabaret ; et mon émotion, où l’attente des nouvelles de Flora entrait pour la plus grosse part, venait, pour le reste, de l’idée que j’allais revoir la seule amie que j’eusse dans Paris, dans la France entière.

Mme Jupillon me reconnut aussitôt, et, en tout bien tout honneur, nous tombâmes d’abord dans les bras l’un de l’autre. Son cabaret était vide, en raison de l’heure matinale, et puis aussi, me dit-elle, en raison des opinions politiques du quartier, qu’effarouchait l’exubérante fidélité