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matin du mois de mai, par la porte de Grenelle. Ne sa-chant pas où me loger, dans cette ville qui m’était devenue absolument étrangère, je pris à la main mon petit bagage, et résolus de me rendre d’abord chez la veuve Jupillon, rue Taranne, avec l’espoir d’y apprendre des nouvelles d’Édimbourg. Mais, en passant devant l’église Saint-Thomas d’Aquin, je fus arrêté par un attroupement qui s’était formé d’abord sur les marches de l’église, et qui avait fini par remplir toute la place avoisinante. Je distinguai une demi-douzaine de jeunes gens fort élégamment vêtus, la cocarde blanche au chapeau, occupés à haranguer la foule, et à lui distribuer des carrés de papier. Ces papiers se trouvèrent être d’infâmes caricatures où l’on voyait le petit roi de Rome s’amusant à entourer d’une corde le cou d’un buste de Napoléon. Cela était intitulé : la Cravate à Papa. Et, au-dessous de l’image, était imprimée une chanson où Napoléon s’appelait « le Gros Nicolas », avec ce spirituel refrain : « Tu ne l’auras pas, Nicolas ! » Les jeunes élégants, entre deux périodes de leurs discours, chantaient en chœur des couplets de cette chanson. Et je n’ai pas besoin de dire la rage que soulevèrent en moi, tout ensemble, un spectacle aussi répugnant et la lâcheté du public qui s’en divertissait. Mais que l’on imagine ma stupéfaction lorsque, parmi ces aristocratiques distributeurs de chansons, je reconnus mon misérable cousin, le vicomte de Saint-Yves !

Il marchait fièrement de groupe en groupe, dans la foule, offrant à chacun, du bout de ses doigts gantés de blanc, son ignoble papier, et criant, plus haut que les autres : « Vive le roi ! Vivent les Bourbons ! À bas le sabot corse ! »

Au moment où il s’était approché de l’endroit où je me tenais, nos yeux se rencontrèrent. Il pâlit, baissa les yeux, et abaissa instinctivement la main qu’il avait déjà tendue vers moi pour m’offrir sa chanson.

« Merci ! lui criai-je. Allez plutôt porter cela rue Grégoire-de-Tours ! »