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misérable traître, lorsqu’une femme, Suzanne, passa près de moi en gémissant, et s’agenouilla devant son père. Je vis couler un filet de sang, autour de moi, je le vis s’infiltrer entre les planches, s’arrêter, couler de nouveau. Je le considérais, perdu dans une vague rêverie, lorsque j’entendis une voix étrangère qui parlait derrière mon dos. Je me retournai, et me trouvai en face d’un officier américain, petit, maigre, avec une mâchoire saillante.

« Êtes-vous dur d’oreille, citoyen ? me dit l’officier, ou bien n’entendez-vous pas l’anglais ?… Et c’est votre capitaine que je vois là ? Mort, hein ? Au fait, cela ne pouvait manquer de lui arriver ! Et je regrette seulement de n’avoir pas eu avec lui cinq minutes d’entretien, pour lui demander ce qui a bien pu le décider à une pareille folie !

— Quelle folie ?

— Hé ! d’amener la Lady Népean jusqu’ici, et cela tandis que le commodore Rodgers se trouve dans les mêmes parages ! En vérité, cela s’appelle avoir de l’audace ! Et que pouvez-vous bien porter, sur ce bateau ? Vous n’y manquez pas de femmes, en tout cas ! ».

Car il y avait à présent trois pauvres créatures agenouillées et pleurant autour du cadavre. Tous les hommes s’étaient rendus, et se trouvaient réunis à l’arrière, sous la garde d’une dizaine de Yankees.

« Excusez-moi, capitaine…

— Je m’appelle Seccombe, monsieur ! Alphée R. Seccombe, du schooner Manhattan.

— Eh bien ! capitaine Seccombe, je ne suis qu’un passager à bord de ce bateau, et ne sais ni pourquoi il est venu ici, ni pourquoi il s’est comporté, aujourd’hui, d’une manière qui me fait rougir pour son pavillon, lequel, d’ailleurs, ne m’inspire personnellement aucune sympathie

— Oh ! allons donc ! Vous voulez vous moquer de moi ! Mais le fait est, reprit-il après m’avoir examiné curieusement, que vous n’avez pas l’air d’un Anglais ?

— Je l’espère bien ! Je suis le comte Anne de Kéroual