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me perdais en hypothèses fantastiques, sans que rien me permît même de donner un peu de vraisemblance à mes conjectures. Il y avait huit femmes à bord : toutes filles, ou belles-filles, ou petites-filles du capitaine Colenso. Des vingt-trois hommes de l’équipage, ceux qui ne s’appelaient pas Colenso s’appelaient Pengelly ; et bon nombre d’entre eux étaient évidemment des paysans qui venaient à peine de quitter leur charrue, presque aussi malhabiles que je l’étais moi-même aux travaux de la mer.

Deux fois par jour, et trois fois le dimanche, tout le personnel du bateau se réunissait à l’avant pour assister à un service religieux des plus singuliers. Le service commençait par un long discours du capitaine Colenso, interprétant, d’une voix toute vibrante de passion, un passage choisi au hasard dans les Saintes Écritures. Mais bientôt, surtout aux offices du soir, son enthousiasme se transmettait à ses auditeurs, qui, non contents de l’interrompre à chaque mot pour crier « amen », se mettaient à pérorer pour leur compte, déclamaient sur l’état de leurs âmes, gémissaient, ou bien encore s’excitaient bruyamment l’un l’autre à se purifier du péché. Pendant dix minutes, parfois un quart d’heure, le pont du bateau me semblait transformé en un asile de fous. Et puis le tumulte s’apaisait d’un seul coup ; et l’équipage, congédié par le vieux capitaine, s’en retournait tranquillement à ses tâches ordinaires.

Alors le capitaine Colenso recommençait à se promener de long en large, sur le pont, avec son grognement favori, les mains derrière le dos, les yeux errant distraitement de côté et d’autre. Quelquefois il s’arrêtait pour apprendre à l’un des matelots novices le maniement d’une voile, ou pour refaire un nœud qu’on avait mal fait. Jamais il ne grondait ; jamais, pour ainsi dire, il n’élevait la voix. Mais il n’y avait personne qui n’accueillît ses moindres observations avec un respect affectueux et soumis.

Vers le milieu de la seconde semaine, nous eûmes à subir une tempête qui d’ailleurs, fort heureusement, fut