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Oui, moi que mon adversaire lui-même couvrait et défendait héroïquement, j’avais été amené à tout avouer à quelqu’un qui, plus que personne, aurait dû ignorer mon secret !

Trois jours après le duel, et pendant que Goguelat vivait encore, j’eus à donner une leçon de français au major Chevenix. Cette occupation était loin de me déplaire ; non qu’elle me rapportât beaucoup, — mes leçons m’étaient payées dix-huit pence par mois, et encore avais-je à les réclamer ; — mais j’aimais les déjeuners du major, son tabac, et, sans l’aimer lui-même, je trouvais un réel plaisir à causer avec lui. Celui-là, du moins, était un homme bien élevé, tandis que tous les autres avec qui j’avais l’occasion de m’entretenir se trouvaient être, malheureusement, je dois le répéter, de pauvres diables absolument illettrés, et pour qui le plus beau livre ne représentait qu’un paquet de feuilles de papier bonnes à allumer leur pipe.

Chevenix était un fort bel homme, encore jeune, bien fait, grand, avec des traits réguliers et des yeux gris très clairs. Aucun détail ne péchait dans sa personne, et pourtant l’ensemble était désagréable. Peut-être était-il trop propre : on avait toujours l’impression qu’il sentait le savon. Certes, la propreté est chose excellente : mais je ne puis admettre qu’un homme ait des ongles qui semblent en porcelaine. Et puis il était trop froid, trop maître de lui. Impossible de découvrir, chez ce jeune officier, le feu de la jeunesse, ni l’entrain du soldat. Sa bonté même était d’une froideur cruelle ; il m’exaspérait jusque dans ses amitiés. Et son caractère était si parfaitement l’opposé du mien que, tout en me réjouissant d’avoir affaire à lui, jamais je ne l’approchais qu’avec une réserve soupçonneuse.

Ce jour-là, selon l’usage, il me donna à corriger son exercice ; j’y trouvai six fautes.

« Hein ! six fautes ! dit-il en regardant la fenêtre. C’est ennuyeux. Jamais je n’en sortirai.

— Oh ! mais si, vous faites de grands progrès ! » lui répondis-je. Je ne lui disais cela, on l’entend bien, que pour ne point le décourager : mais, en réalité, il était